SWIFT ou Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Cette société née le 3 mai 1973 est une sorte de coopérative privée fondée par un banquier néerlandais, Johannes Kraa, mais déjà avec l’aide du Stanford Research Institute, pour les conseils juridiques. Deux centres sont installés à Bruxelles et Amsterdam. Il s’agissait, à l’origine, de relier 14 pays et leurs 239 banques participantes (OCDE) pour leur communication, et le réseau devint alors un organisme de standardisation de l’industrie bancaire . L’entreprise, toujours privée, propose, grâce à sa messagerie, de communiquer dans un langage commun lisible par les ordinateurs : le traitement des transactions internationales est ainsi automatisé. C’est ainsi que SWIFT participe à la création d’un système bancaire parfaitement unifié et standardisé qui fait d’elle la plus grande concentration de données bancaires à la fin des années 90 : une internationale qui n’est pas tout à fait celle de Marx, la mondialisation financière en cours en faisant office d’une manière tout à fait inattendue.
Mais il faut souligner deux choses importantes pour comprendre ce phénomène. D’une part ce réseau n’assure pas la compensation, c’est-à-dire le paiement de banque à banque sur injonction de leurs clients ; la plupart des organismes de compensation bancaire (une douzaine, environ) se trouvent à New York, un incontestable pouvoir économique mais pas encore politique. D’autre part, on constate que le système échange de moins en moins de la monnaie mais de plus en plus de l’information. Désormais le réseau SWIFT, devenu géant, relie plus de 11 000 établissements bancaires dans plus de 200 pays, et traite 5 000 milliards de données chaque jour.
L’instrument de la domination américaine
Mais l’ascension fulgurante de la messagerie bancaire prend un tournant décisif lorsque, le 11 septembre 2001, la première puissance mondiale est attaquée sur son sol par la destruction des tours internationales du commerce à New York et les attaques sur le Pentagone. On doit sur le sujet une excellente enquête menée par une jeune Journaliste, Eloïse Benhammou, qui en a écrit un livre extrêmement sourcé et documenté.
C’est une modalité de l’État profond américain, connu par certains de ses organes comme la CIA ou la NSA. Dans le cas présent, c’est le Département du Trésor américain qui, dans le plus grand secret, va pouvoir exploiter les données de SWIFT, qui sert en quelque sorte de notaire entre les établissements bancaires et financiers. L’idée de départ peut se comprendre : surveiller les transferts de fonds entre les commanditaires des attaques terroristes et leurs exécutants. Le Bureau de la lutte antiterroriste et du renseignement financier, rattaché au Trésor, dresse une liste noire de tous les ennemis des Américains : individus, entreprises, États… La forme légale est consacrée par le Patriot Act voté par le Congrès le 26 octobre 2001, mais les assignations faites à Swift demeurent secrètes. Pendant les cinq années qui suivent les attentats du 11 septembre, près de 375 Individus et entités soutenant le terrorisme sont ainsi ciblés.
Un scandale international
C’est le New-York Times qui révèle comment les transactions bancaires sont collectées et exploitées par les services de renseignement américains pour surveiller tout le système bancaire mondial. Les révélations du NYT provoquent un tollé en Europe, des enquêtes sont diligentées qui mettent en lumière de graves violations de la vie privée, les Européens se sentent trahis par leur allié, pour lequel il apparaît clairement que, désormais, la surveillance des terroristes est un prétexte pour une surveillance globale des citoyens partout dans le monde, les services de renseignement états-uniens ratissant large. Il est manifeste que la surveillance des données bancaires aboutit à des formes d’espionnage économique et industriel qui ne servent pas exclusivement les objectifs sécuritaires des États-Unis.
Mais les nombreuses commissions consacrées à cet excès de pouvoir, et même, en France, le recours à une personnalité morale comme le juge Bruguière, ne serviront à rien. Ni excuses ni regrets, l’UE va se coucher, comme à l’accoutumée, avec un accord dénommé Swift 2 (2010) : au nom de la « coopération transatlantique », la transmission et le traitement par le Département du Trésor sont officiellement institutionnalisés. L’accès aux données bancaires du monde entier est entre les mains de la première puissance mondiale. L’administration américaine impute la responsabilité du problème au NYT et le Département du Trésor affirme que le programme Swift relève d’une « autorité légitime » et que les journalistes sont « des traîtres à la nation ». Consécutivement, le patron du NYT se rétracte en cautionnant la légalité du programme.
La réalité est confirmée par un aveu de James Woolsey patron de la CIA. Les légendaires agences de renseignement, jadis adonnées à combattre le communisme, se sont désormais retournées contre leurs alliés et reconverties dans l’espionnage économique (J. Woolsey, « Why we spy on our allies », Wall Street Journal, 17 mars 2000). Les États-Unis vont alors pouvoir étendre leur hégémonie sur le monde avec un dollar devenu arme de guerre… Par une surveillance de masse des données bancaires et grâce à l’extraterritorialité (unilatérale…) des lois états-uniennes, Washington peut orienter les marchés et punir quiconque s’élève contre sa volonté. À ceux qui glorifient le marché comme paradigme de la mondialisation heureuse, il n’est pas difficile de démontrer que nous sommes très loin de la main invisible, mais bien plutôt dans une main de fer publique sous couvert d’un gant privé. Aucun autre pays n’aurait pu s’arroger un tel pouvoir, la capacité des gouvernements étrangers à défendre leur souveraineté est de facto limitée et, par ricochet, les individus aussi peuvent être à la merci du système : « Un impérialisme décomplexé 2.0 », comme dit E.Benhammou.
SWIFT et la guerre
Il semblait jusqu’à présent inconcevable qu’un état puisse adopter un arsenal législatif avec effets au-delà de ses frontières. Pour les observateurs, les États-Unis ne sont plus Washington mais Watchington (« Big Brother is Watching You »), une forme subtile du contrôle de la puissance publique. Un moyen de siphonner les entreprises européennes et françaises : Alcatel, Alstom, Sanofi, Airbus, Safran, BNP Paribas…
L’Iran est le premier pays de l’histoire à être exclu de SWIFT, en 2012 puis en 2018, par Trump. 116 personnes et 442 entreprises, dont la banque centrale iranienne font l’objet d’un gel des avoirs. La question ici n’est pas celle de savoir ce qu’il faut penser de ce régime, au demeurant peu sympathique, même à sa propre population, et aujourd’hui manifestement affaibli, mais celle de comprendre comment SWIFT est devenue une véritable arme de guerre économique pour faire plier non seulement ceux qui menacent politiquement les États-Unis mais aussi leurs concurrents économiques, sans aucune limite. En attendant les dégâts collatéraux s’étaient fait sentir sur d’autres économies, PSA et Renault, très présents sur le marché iranien, devant se retirer. En l’absence de système bancaire souverain en Europe, l’UE envisage des accords de troc avec l’Iran (pétrole) : les États-Unis s’y opposent, l’UE obtempère. Viendra ensuite le sort de la Russie avec la guerre en Ukraine.
L’impossible alternative au système Swift ?
Deux jours après l’invasion de l’Ukraine, les États-Unis, l’UE, le Canada, le Royaume-Uni s’accordent pour déconnecter la Russie du réseau SWIFT, espérant provoquer l’effondrement du pays, 300 milliards d’actifs de la banque centrale russe sont ainsi bloqués et Bruno Le Maire de fanfaronner sur la ruine prochaine de la Russie (il avait dû confondre avec la France), déjà plongée dans la spirale des sanctions depuis l’annexion de la Crimée en 2014. La Russie lance alors sa propre messagerie financière, qu’elle développait depuis 2006, le SPFS, qui copie le système SWIFT ; mais les échanges SPFS demeurent contraints de passer par des technologies et des normes qui restent américaines et qui fonctionnent comme un cheval de Troie. Moscou renforce sa coopération avec la Chine (qui utilise toujours SWIFT, exportations obligent), et le club des parias utilisant le SPFS ne cesse de s’accroître : l’Inde, la Turquie l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan le Kirghizistan mais aussi… l’Allemagne et la Suisse. Sur la pertinence à long terme des sanctions, l’histoire jugera mais on peut déjà mesurer à quel point elles ont affaibli… la France et l’Allemagne.
Trump, dont certains ont salué en France l’élection, avait menacé en 2019 toute entreprise liée au projet Nord-Stream II : il ne devrait pas renoncer à cette instrument de puissance qu’est l’outil SWIFT, puisqu’il a annoncé que tous ceux qui souhaiteraient remplacer « le puissant dollar américain » s’exposent à des droits de douane de 100 %.
C’est précisément le vœu plus ou moins exprimé le 30 octobre 2024 à Kazan où se réunissaient les BRICS élargis en vue, entre autres axes, de l’établissement de BRICS Bridge comme alternative à Swift. La fin de la domination américaine est loin d’être actée, deux options sont possibles : un monde multipolaire naissant ou la continuation de la domination américaine ; dans les deux cas, on peut craindre que cela ne se fasse dans la douleur.