La dernière « Conférence sur la sécurité » de Munich à la mi-février a révélé à quel point l’Empereur – en l’occurrence la sécurité de l’Europe – est nu. Rappelons que la Wehrkunde est un événement essentiel dans le calendrier annuel des manifestations politico-médiatico-scientifiques en matière de défense. C’est souvent l’occasion de déclarations intéressantes de la part des grands responsables. Mais, cette année, on a été servi : le ministre turc des Affaires étrangères a confirmé la menace proférée quelques jours plus tôt par le président Erdogan d’administrer aux soldats américains qui se trouveraient sur le terrain aux côtés des Kurdes de Syrie en guerre contre Ankara « une gifle ottomane » ; il s’agit d’un coup traditionnel en combat rapproché, avec le plat de la main, qui peut être mortel ! En outre, depuis 2015, Erdogan s’est rapproché toujours plus de Moscou ; il vient d’acheter à la Russie un système de défense anti-aérienne incompatible avec ceux de l’OTAN. Or, les États-Unis et la Turquie sont alliés au sein de l’OTAN ! Mais on peut se demander ce que vaut désormais cette alliance américano-turque.
L’OTAN mais alors l’Europe ?
D’autre part, les Européens se sont vu infliger un avertissement par le général Mattis, secrétaire à la Défense américain : vos efforts budgétaires en matière de Défense, a-t-il dit en substance, sont les bienvenus ; cependant vous ne devez pas essayer de vous substituer à l’OTAN, mais la renforcer. Seule l’OTAN a, en effet, pour les Américains, une mission de défense, ce qui renvoie dans l’insignifiance la Politique de sécurité et de Défense de l’Union européenne et la PESCO – coopération structurée permanente – annoncée par l’UE en novembre dernier.
Européens et Américains ne sont donc pas d’accord. Mais les Européens ne sont pas non plus d’accord entre eux : Mme Parly a parlé d’« autonomie stratégique » pour l’UE, mais bien d’autres participants, y compris et même en particulier les Allemands, ont dit qu’il ne fallait même pas y songer !
Mme May a appelé au maintien des liens de sécurité entre le Royaume-Uni et l’UE après le Brexit. Mais les autres Européens, soit nationalement, soit collectivement par la voix de M. Juncker, ont dit que les deux dossiers se règleraient séparément. Comme il est très probable que les négociations aboutiront à un Brexit dur, il convient d’être pessimiste sur la possibilité d’une coopération de défense euro-britannique…
« En même temps », cette perspective ne suffira pas pour faire naître une véritable défense européenne « continentale », malgré les espoirs de Paris et son exaltation du partenariat franco-allemand. Ne serait-ce que, malgré certains signes de progrès il y a deux ou trois ans, la RFA relâche en fait ses efforts : actuellement, sur ses six sous-marins, pas un seul ne peut prendre la mer ! Et le taux de disponibilité de ses chars, avions et hélicoptères, est fort bas.
D’autre part, il est exclu que la nouvelle coalition au pouvoir, d’ailleurs fragile et dont le programme est purement social-démocrate, se lance dans une grande politique de défense dont pratiquement personne ne veut dans ce pays.
Donald Trump change son équipe. Mike Pompeo, directeur de la CIA, devient le nouveau secrétaire d’État. Politique magazine
La Russie rebat les cartes
Si l’OTAN restait solide, ces péripéties ne changeraient pas trop de la situation actuelle. Mais l’Alliance est affaiblie, et par l’attitude turque, on l’a vu, et aussi par les progrès de l’influence russe à l’Est de l’Europe. En effet, en cas de crise, pour pouvoir faire jouer l’article 5 du traité de l’Atlantique, il faut l’unanimité au Conseil atlantique. Or, maintenant, on peut très sérieusement douter de cette unanimité.
Et n’oublions pas que les États-Unis – déjà, en fait, depuis le président Obama, Trump n’ayant fait qu’accélérer le mouvement – n’accordent plus la même importance à l’OTAN que par le passé : c’est une couverture diplomatique commode, comme en Afghanistan, ou c’est un pool où trouver des alliés de circonstance dans des coalitions ad hoc, comme de plus en plus au Moyen-Orient ou en Afrique.
Si l’OTAN s’affaiblit et si l’Europe de la défense patine, où les circonstances actuelles risquent-elles de conduire le monde ? Les réactions suscitées dans le monde occidental par la tentative d’assassinat au gaz de combat de deux Russes – Skripal et sa fille – à Salisbury sont intéressantes. Tout d’abord, la plupart des commentateurs et responsables anglo-saxons sont d’accord pour souligner la gravité de l’affaire et pour estimer que depuis quelques mois le président Poutine a encore durci sa politique envers l’Occident. Analyse que je partage : on a changé de phase. La question de la menace russe est clairement posée en Angleterre et en Amérique. D’autre part, à Londres comme à Washington, on trouve que la pénétration russe – non seulement les nombreux assassinats par les services russes ou les attaques cybernétiques, mais aussi les investissements et les achats immobiliers – est devenue très excessive.
Les Britanniques ne savent même pas combien de Russes vivent chez eux ! Les estimations oscillent entre 42 000 officiellement, et 200 000 ou plus… Les Américains ont déjà pris des mesures contre les capitaux russes : le Magnitsky Act. Les Britanniques s’apprêtent à en faire autant. Je pense qu’on aurait tort de sous-estimer leur détermination.
Quant à Washington, s’il était possible de penser que le président Trump aurait bien voulu, au départ, améliorer les relations avec Moscou, aujourd’hui, il n’en est plus là. Le remplacement au département d’État de Tillerson par Pompeo – le même jour que la tentative d’assassinat de Salisbury ! – le confirme.
Ajoutons que les commentateurs anglais et américains sont de plus en plus convaincus que, de la Syrie à la Baltique et à Salisbury en passant par l’Ukraine, il s’agit d’une stratégie russe coordonnée, complexe, « hybride », unissant actions militaires de tous types, pénétrations capitalistiques, manœuvres cybernétiques, désinformation, influence sur les médias, etc., en utilisant, outre les moyens de l’État russe, ceux des oligarques proches du Kremlin Tout cela dans le cadre du système poutinien, tel que le décrit Françoise Thom dans son livre récent Comprendre le Poutinisme.
Trop systématique ? En tout état de cause, ce qui compte, c’est que la lecture des journaux sérieux et des revues spécialisées du monde occidental montre que cette perception commence à se cristalliser. Et le renvoi systématique des diplomates russes par dizaines des pays occidentaux en est la significative manifestation. On est à un point de basculement psychologique, qui rappelle 1947, quand le journaliste Walter Lippmann a inventé le terme de « Guerre froide ».
Et Paris ? Et Berlin ?
Face à l’hypothèse du rétablissement dans ce contexte de la relation spéciale anglo-américaine, que constate-t-on ? Tout d’abord Berlin a certes affirmé sa solidarité avec Londres, mais s’est montrée fort prudente pour la suite : elle ne boycottera pas la Coupe du monde de football… Et elle ne renoncera pas aux importations d’énergie et aux exportations dont la RFA a toujours plus besoin. En dehors de la France, l’Europe occidentale se montre d’une grande discrétion.
Mais cette situation est de plus en plus prise en compte à Washington et à Londres ; de plus en plus souvent, on y évoque une coopération de sécurité reposant sur les États-Unis et la Grande-Bretagne, et éventuellement la France, sans trop se soucier de l’OTAN et en passant l’Europe de la Défense par prétérition. Cette conception évoque un livre, paru en 2016, d’un grand chef britannique, ancien numéro deux du commandement atlantique en Europe, le général Sir Richard Shirreff : War with Russia. L’auteur imagine une agression camouflée de la Russie en Lituanie, l’impossibilité pour le Conseil atlantique de parvenir à l’unanimité, et un conflit mené hors OTAN essentiellement par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. La RFA s’abstenant.
On est vraiment ramené en 1947, avant le Pacte atlantique, quand Washington et Londres renouaient leur coopération du temps de la guerre mais face à Staline, et persuadaient progressivement la France de les rejoindre, sans prendre d’engagement formel au-delà.
Qui ne voit les problèmes ? C’est le retour de fait à une stratégie périphérique, qui risque de laisser une grande partie de l’Europe, et d’abord la RFA, dans la tentation de s’arranger avec Moscou, ou éventuellement et finalement de favoriser la constitution d’un regroupement continental autour de Berlin. Cette réorientation stratégique viendrait dans ce cas renforcer les effets possibles du Brexit.
Mais voilà que ce sont aussi les Français qui vont devoir procéder à une mise à jour de leurs conceptions : sommes-nous d’accord avec cette vision d’une menace russe grandissante ? L’idée d’une « autonomie stratégique » européenne mais en lien avec l’OTAN, selon notre position constante depuis au moins le traité de Maastricht, paraît moins réalisable que jamais. Et, cependant, pouvons-nous penser nos problèmes de sécurité, de l’Afrique au Moyen-Orient sans oublier la Méditerranée et l’Europe, sans un lien étroit avec les Anglo-Saxons ? Mais en risquant par là-même de renoncer ainsi définitivement à l’option européenne tant caressée, et en compromettant le projet de relance européenne sur la base franco-allemande ? Choix douloureux…
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