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La Lituanie résiste à l’oubli de l’histoire

Alors qu’on fête les cent ans de la naissance d’A. Soljenitsyne, il est bon de revenir sur d’autres mémoires de la grande tragédie soviétique : celles des Lituaniens victimes de Staline et de ses successeurs, broyés par le goulag pour la seule raison qu’il fallait faire la place aux Russes.

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La Lituanie résiste à l’oubli de l’histoire

En 2022, la Lituanie, le plus grand des trois États baltes, subissait un blocus commercial de Pékin pour avoir inauguré un bureau d’affaires à Taipei, un an après avoir accueilli une représentation diplomatique taïwanaise. La résistance au communisme y est une question morale. « Pour les jeunes générations, les atrocités du communisme sont tout simplement impossibles à concevoir. Cet état d’esprit n’est pas moins dangereux que l’aveuglement volontaire des générations précédentes ; car il fait oublier une leçon essentielle de l’expérience révolutionnaire et totalitaire : une volonté politique animée par la passion de la destruction peut se révéler terriblement efficace » souligne l’historienne Françoise Thom dans sa préface aux Pages tragiques de l’histoire de la Lituanie 1940-1953 de Vladas Terleckas(1). Ancien député, Vladas Terleckas témoigne de l’horreur du communisme qui a sévi dans son pays de 1940 à 1941 puis de 1944 à 1991, avec dans l’intervalle une occupation par l’Allemagne nazie. La Lituanie, le seul État balte à avoir une frontière commune avec l’Allemagne, se déclare neutre le 1er septembre 1939. Staline et Hitler vont en décider autrement : leurs ministres Molotov et Ribbentrop signent un protocole secret le 28 septembre sur le partage de leurs zones d’influence – il sera nié par l’URSS jusqu’en 1989.

Sans réaction des pays occidentaux, la terreur s’abat sur une Lituanie majoritairement rurale et catholique. C’est l’engrenage de la terreur : élections truquées, incorporation de l’armée nationale dans l’Armée Rouge, déportation des officiers en Russie, nationalisations de l’industrie et des terres, expropriations, suppression de tous les signes et de l’enseignement religieux, rééducation marxiste-léniniste des professeurs… le tout sous couvert d’une artificielle lutte des classes entre le « peuple » et les « ennemis du peuple ». Avec le concours des stribai, les collabos lituaniens – du russe istrebitel, exterminateur… Les tsars avaient déjà commencé la russification du peuple lituanien et déporté des villages entiers en Sibérie. Mais les arrestations que Staline a programmées dès 1939 sont d’une autre ampleur : 23 000 personnes du 12 juillet 1940 au 22 juin 1941. Surtout des Lituaniens, mais aussi des Polonais, dont de nombreux Juifs. Fusillés, torturés, déportés.

Déportés en Sibérie

Les déportations commencent le 14 juin 1941 vers deux heures du matin : « L’ordre fut donné que tout se passât sans bruit ni panique… on déportait des vieillards, des personnes handicapées, des bébés, des femmes enceintes… les hommes furent séparés de leurs familles et déportés à part en camps de concentration », tout fut minutieusement programmé, insiste Terleckas. C’est l’histoire édifiante de Dalia (2), déportée à l’âge de 14 ans dans la nuit du 14 juin 1941, avec son frère et sa mère. Ce jour-là, paysans, employés, professeurs, intellectuels, qu’ils soient jeunes, vieux, malades ou bien portants, sont emmenés avec leurs vêtements d’été aux confins de l’URSS, dans des wagons à bestiaux avec une heure pour se préparer et 100 kg de bagages par famille, sans connaissance de leur destination finale. Certains croyaient partir pour l’Amérique !

Pour près de 3000 d’entre eux, ce sera le delta de la Léna au-delà du cercle polaire, parqués dans des yourtes qu’ils auront construites de leurs mains gelées, de leurs pauvres corps épuisés, tirant plus de dix heures par jour des troncs dans la neige au moyen de cordes qui leur scient les épaules et leur broient le dos, avec pour tout chauffage du bois volé pour alimenter un maigre poêle au centre de la baraque. La famine, la dysenterie, le froid, les tempêtes de neige qui bloquent toute sortie pendant des jours et transforment les yourtes en tombeaux de glace, les prisonniers qui se perdent dans la toundra gelée, les mises à mort pour vol, les vexations des gardes, les poux par grappes, la privation totale d’intimité, la dysenterie sont le lot quotidien de ces malheureux déportés car Lituaniens. Et les cadavres qu’on laisse sur place parce qu’il n’y a plus moyen de les sortir, ou parce que leurs voisins n’ont plus la force de bouger, la neige qu’on fait fondre pour la boire, les excréments qui surnagent dont on se nourrit… Dalia observe tout, n’épargne rien, ne porte pas de jugement, chez elle ni colère ni haine, les faits sont là, bruts. Le sauvetage des derniers survivants ne sera dû qu’à l’intervention in extremis d’un médecin russe.

Le témoignage manuscrit dans un bocal enterré

« Le tsar Nicolas n’avait pas osé déporter dans ces lieux les rebelles décabristes soulevés contre le régime et le monarque. Staline, quant à lui, considéra ces territoires de glace comme le meilleur endroit pour les femmes des pays baltes, pour leurs enfants et pour les Finlandais vaincus ». Huit ans plus tard, elle écrit ses souvenirs après son évasion du camp sibérien de Yakoutsk. À toute vitesse car les tchékistes menacent de débarquer d’un jour à l’autre. Elle enferme son manuscrit dans un bocal et l’enterre dans son jardin. Dalia est arrêtée par le KGB, emprisonnée jusqu’en 1953, déportée à nouveau en Sibérie. Croyant avoir définitivement perdu son manuscrit – celui-ci sera retrouvé après sa mort –, elle le rédige une seconde fois en 1974, année où le KGB la prive de son travail. Devenue médecin, elle ne cessera de subir les attaques des autorités soviétiques jusqu’à sa mort prématurée, à l’âge de 60 ans. Une histoire exemplaire de résistance comme le sont tant d’autres, notamment de prêtres et d’évêques lituaniens (3). Or, comme le note Françoise Thom, « Il aura fallu attendre janvier 2006 pour que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe se décide à condamner tous les régimes communistes totalitaires, y compris le régime soviétique ».

 

Illustration : La colline des croix, en Lituanie. Pendant plus de quarante ans, jusqu’en 1985, les communistes soviétiques ont retiré les croix, obstinément déposées sur cette colline, lieu de pèlerinage depuis le XIVe siècle. Ils ont rasé trois fois la colline. Puis ils y ont finalement renoncé.

1. Pages tragiques de l’histoire de la Lituanie, 1940-1953, Vladas Terleckas, éd. à compte d’auteur, Vilnius 2018.

2. Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk, Dalia Grinkevičiūtė, 2017, éd. du Rocher.

3. Résistance non armée anti-soviétique en Lituanie, Centre de recherche sur le génocide et la résistance en Lituanie, Vilnius 2008. www.genocid.lt

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