Editoriaux
Un espoir, le roi
Nous avons envoyé ce journal à l’imprimeur quelques heures avant de savoir qui, de Trump ou de Harris, serait président des États-Unis.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
La domination culturelle progressiste a établi comme socle du débat l’émancipation des individus. Tout ce qui paraît aller dans ce sens assure un avantage électoral au camp qui le porte, quand bien même il porte aussi des positions si radicales qu’elles ne peuvent que restreindre les libertés. Au détriment des conservateurs.
Pour celui qui persiste à se fier aux médias français, ce qu’on appelle aux États-Unis guerre des cultures est quelque peu occulté par le phénomène Trump. Or cette guerre des cultures et la radicalisation du combat politique qui l’accompagne est bien antérieure à l’émergence politique de Trump. C’est au stade actuel un facteur désormais structurant pour beaucoup d’institutions américaines et pour tout le débat politique.
Je l’ai constaté personnellement au niveau du Congrès, ayant eu l’occasion de contacts annuels sur place depuis un vingtaine d’années et jusqu’à très récemment. À ce niveau politique, on est passé de la culture du compromis, décrite pendant longtemps comme typique des Américains, à un affrontement de plus en plus radical, sans pitié, et cela sur n’importe quel sujet. L’ancienneté relative du phénomène le fait donc remonter bien avant Trump. Mais le rôle de ce dernier est néanmoins important, car il a radicalisé en son temps la forme que cela prend politiquement au plus haut niveau, en lui donnant en outre un style populiste pour le moins très particulier, et inquiétant pour bien des électeurs.
La vie politique antérieure, elle, pouvait opposer des lignes très différentes (comme par exemple dans les années 30), mais ne se présentait pas comme guerre inexpiable entre conceptions radicalement différentes de la vie et de la société sur des points essentiels, c’est-à-dire comme guerre des cultures. En fait il n’y a pas de précédent avant la guerre de Sécession, le cas de cette dernière étant assez différent : l’opposition des deux camps, cristallisée sur la question de l’esclavage, prenait une forme géographique et même linguistique (accent encore visible aujourd’hui) entre Nord et Sud, séparés en outre par des intérêts économiques. Rien de tel aujourd’hui.
La radicalité de cette opposition au niveau politique n’est pas non plus corrélée à une intensification du débat de fond sur des sujets classiques comme les inégalités et les questions sociales, ou la politique étrangère ou militaire – même si ce débat peut être intense. Ce qui paraît caractériser cette opposition est d’être structurée par la ’guerre des cultures’, qui porte comme on sait sur des questions sociétales comme la coupure raciale, l’avortement, le féminisme, les questions LGBT ou de genre, etc., le tout étant fédéré aujourd’hui par le wokisme. Ce qui remonte à plusieurs dizaines d’années, mais s’est régulièrement intensifié. Comme le dit J. D. Hunter dans le Figaro en septembre 2022, « nous sommes à un stade où les gens ne peuvent plus se parler parce qu’ils ne reconnaissent même pas le langage moral de l’autre » ; d’où une peur les uns des autres qui devient dominante. Dans les universités (mais aussi par ricochet dans une certaine mesure, les entreprises) on assiste en outre à une véritable révolution culturelle, avec remise en cause radicale et souvent violente de la culture commune, telle qu’elle était comprise auparavant : des universitaires spécialistes de latin et grec dénoncent l’enseignement de ces langues comme typiques de l’oppression blanche occidentale…. Des générations nouvelles sont désormais éduquées dans cette vision nouvelle et destructrice ; bien des grandes entreprises organisent des stages de rééducation de leurs cadres sur ces sujets. Ce phénomène tend à être imité en Europe, mais pas dans les mêmes proportions. En sens contraire, la réaction contre cette situation est forte et répandue, considérablement plus qu’en Europe. Le cas de l’avortement le démontre : peu remis en cause de ce côté de l’Atlantique, il fait actuellement l’objet de mesures de restrictions parfois considérables dans de nombreux États américains.
Notons incidemment que cette lutte âpre entre deux conceptions n’existe pas politiquement au même degré dans les autres pays anglo-saxons, de tradition britannique, même si elle se retrouve dans le champ culturel.
Une autre différence de grande importance entre les deux rives de l’Océan est la question de l’immigration. Elle fait bien sûr l’objet d’un débat des deux côtés, comme choix politique. Mais leur signification en termes de guerre de cultures est très différente : rappelons qu’aux États-Unis l’immigration est très largement latino-américaine, donc d’une culture qui n’est pas radicalement différente. Si les espoirs de ceux qui pensaient que ces immigrés seraient facteurs de conservatisme ont été jusqu’ici plutôt déçus (ils votent démocrate aux deux tiers), il reste que la question de l’immigration n’a pas de lien manifeste avec la guerre des cultures. Situation donc très différente de celle de l’Europe, où la culture traditionnelle est mise en cause sur deux fronts, par la gauche culturelle d’un côté, et de l’autre par l’immigration d’une population culturellement différente et qui veut le rester, les deux s’alliant à l’occasion.
Outre la radicalisation des affrontements, la guerre des cultures a un effet appréciable sur la recomposition des partis politiques. C’est notamment vrai du camp Républicain, où elle se combine avec l’effet Trump. Le parti est désormais considérablement plus raidi sur les aspects sociétaux, mais évolue aussi sur le plan économique, où il passe de parti de l’ouverture des frontières à une position beaucoup plus complexe, avec remise en cause de l’idée de mondialisation systématique. Même glissement sur le plan des idées : en concurrence avec le courant libertarien antiétatique, toujours présent (voir le Tea Party), on observe une remontée appréciable de la pensée conservatrice américaine véritable, plus dans la ligne de Russell Kirk, avec même une tendance à assumer plus clairement une position franchement alternative aux idées dominantes : voir ainsi les contributions de qualité et à succès d’un Patrick Deneen (Why Liberalism Failed) ou plus vulgarisatrices mais bien vues d’un Sohrab Ahmari (The Unbroken Tread : Discovering the Wisdom of Tradition in an Age of Chaos), qui ont même eu les honneurs d’un article du Monde – et méritent la lecture. Le mot conservateur, qui tendait à se fondre dans une forme de libéralisme (au sens européen du terme), ou même dans une position d’idéologie démocratique conquérante à l’international, avec les si mal nommés néoconservateurs, tend à reprendre son sens originel. De fait, c’est le seul moyen d’aborder la guerre des cultures, en dépassant les question particulières pour remonter aux positions fondamentales.
« La pensée conservatrice américaine véritable a tendance à assumer une position franchement alternative aux idées dominantes. »
Sur le plan politique pur, voire électoral, l’effet est plus ambigu. Il y a eu indéniablement un glissement à droite d’une partie de l’électorat ; mais inversement les électeurs situés entre deux, dits indépendants, peuvent être effrayés par certaines attitudes, ainsi sur l’avortement, ou par les prises de position de Trump, perçues comme extrêmes et déstabilisatrices (notamment sa mise en cause de la légitimité des élections, assez mal perçue dans ce public). Ou parlant peu aux jeunes (même s’ils ne votent que très peu, leur vote est essentiellement Démocrate). Ainsi aux dernières midterms, très décevantes pour les Républicains – même si les Démocrates n’ont fait que limiter la casse, bien qu’ayant mis sur la table des dépenses démentielles, par centaines de millions de dollars. À ces midterms, la gauche médiatique a attaqué les Républicains en renversant l’accusation : ce seraient eux qui brandiraient la hache de guerre des cultures (avortement, transition de genre, LGBT, etc.), créant de l’instabilité et restreignant les libertés. Non sans que cette attaque marque des points, car dans la vision libérale (au sens européen) que partagent bien des Républicains et surtout les indépendants, spontanément on voit mal pourquoi remettre en cause la diversité sexuelle, les changements de genre, l’avortement (avec la nouvelle position de la Cour suprême, qui laisse pourtant le choix aux politiques) etc. – sans percevoir la réalité normative et rigide de la nouvelle doxa, son terrorisme intellectuel et ses effets destructeurs. Ajoutées aux effets d’inquiétude qu’inspire le style Trump sur beaucoup de gens, ces attaques ont joué dans le résultat de ces élections.
Une autre limite à la qualité du débat est sociogéographique : la carte montre que, sauf exceptions, le camp Démocrate est celui des grandes métropoles de la côte Ouest et du Nord Est, plus une partie du Midwest, le reste, le plus visible sur la carte, étant surtout Républicain. Comme si une forme de sociologie l’emportait sur le combat des idées. Le parti Démocrate n’est plus par nature un parti de classes populaires ; celles-ci sont dans une mesure croissante Républicaines, au moins chez les Blancs. La domination idéologique du politiquement correct à tendance woke tend à se recouvrir avec la domination sociale des classes gagnantes de la mondialisation, en alliance avec certaines couches populaires (noirs, partie des latinos). Tout ceci veut dire aussi que la situation n’est pas stabilisée, avec un risque accru de violence.
Quelle peut en être la signification pour nous ? On l’a compris, la situation n’est pas exactement la même qu’en Europe. Nul doute que l’idéologie woke qui se déverse sur nos milieux universitaires et médiatiques y présente un degré de radicalisation, d’intolérance et de violence qu’elle n’aurait pas sans le raidissement qu’elle a acquis aux États-Unis. En même temps, cela limite sa capacité à colorer tout le champ politique ici. Il en résulte ce conformisme politiquement correct qui est le nôtre, moins agressif, mais régnant beaucoup plus exclusivement que là-bas, et offrant, en France du moins, une capacité de stigmatisation, notamment de la méchante extrême-droite, qui a encore récemment montré son efficacité avec l’affaire Fournas. En d’autres termes, une réalité qui a sa logique chez eux, conditionne dans les pays culturellement dominés comme le nôtre une situation assez différente, mais vulnérable, et y maintient une domination culturelle “progressiste”, entre la gauche pure et dure et les macronistes, qui est plus difficilement contestée que là-bas.
Cela d’autant plus que chez eux comme ici, l’idéologie dominante est ancrée dans les structures de base de la pensée collective, ce paradigme de neutralité qui caractérise le débat public en Occident et donne un avantage au départ à tout ce qui paraît aller dans le sens de l’émancipation de l’individu. En d’autres termes, qui gauchit d’emblée la guerre des cultures dans ce sens. Ainsi, chez les électeurs mobiles, la question de l’avortement tend à jouer électoralement en faveur des progressistes, car leur position paraît laisser un choix. À nouveau, on l’a vu aux midterms, sachant que ce n’était qu’un des facteurs en jeu (à côté d’autres comme la personnalité de Trump, l’inflation ou la sécurité).
En d’autres termes, dans un tel contexte, autant il est justifié en soi et même nécessaire de pousser un argument sociétal autant qu’on peut, autant il faut être conscient des limites que cela rencontre en fonction du degré de maturation des électorats – et des autres facteurs en présence. À certains moments, trop c’est trop. Sur le fond, mais aussi beaucoup sur la manière : la méthode DeSantis (en Floride), clairement hostile aux wokes et menant la guerre des cultures plus habilement, a bien mieux réussi que l’attitude agressive et pas toujours crédible de Trump. Mais bien sûr cela ne justifie pas l’inertie : le combat doit être mené, mais comme dans tout combat il faut savoir où est le rapport de forces ; et il change constamment.
Illustration : La NFAC (Not Fucking Around Coalition), milice nationaliste noire américaine