Pour une partie des grands médias, l’élection de Trump serait le retour à la case départ : celle de 2016 avec un président à l’accent tonitruant, défiant la mondialisation. Mais la « cuvée » 2024 est en fait différente. Ne serait-ce que par le ticket proposé aux électeurs qui a associé au magnat new-yorkais une voix de l’Amérique profonde : celle de James David Vance, ce sénateur issu de l’Ohio. Comme si la droite américaine vivait une sorte de « retour au réel » avec une figure différente de ce que l’on a connu jusqu’ici.
Des États-Unis, on ne retient que le temple de l’argent ou les bourgeois de la côte californienne, voire ces causes qui donnent lieu à des croisades homériques : le port des armes, la défense de la vie ou de l’avortement… Mais on oublie aussi cette Amérique populaire qui a souffert de la désindustrialisation, qui rejette la gauche car elle ne s’y reconnaît plus. Quand on parle d’Américains discriminés, ce sont habituellement les minorités ou les natives (les indiens) que l’on désigne ; on souligne alors les politiques volontaristes des dirigeants successifs. Mais on met de côté ces électeurs blancs déclassés, victimes de la désindustrialisation, éloignés des métropoles, qu’ils soient de la Rust Belt (l’ancienne ceinture industrielle) ou du Midwest (toute cette contrée des États-Unis qui fait encore vivre le pays). Certes, depuis quelques élections, cette frange suscite l’attention des candidats à la Maison-Blanche, comme l’Ohio, traditionnellement emporté par le vainqueur de la présidentielle. C’est dans cet État qu’est né James David Vance, cet homme politique américain devenu sénateur, mais dont le profil est atypique pour tous ceux qui aiment passer le pays de l’Oncle Sam au crible. Peut-être un peu trop facilement, car l’Amérique d’aujourd’hui n’est pas binaire, ni même caricaturale. C’est un pays avec ses contradictions et ses fractures, qui nous rappelle que, des deux côtés de l’Atlantique, on est sous l’empire de sociétés divisées, qui ont fait le deuil de leur semblant d’unité. Un pays où la perte de confiance envers les institutions est aussi importante que chez nous.
JD Vance, le « hillbilly »
Qui est JD Vance ? Vance est né en 1984 dans une famille de l’Ohio, région déshéritée et ravagée par la drogue, elle-même issue du Kentucky. Famille qui connaît des difficultés et même une séparation qui aboutira à une situation de déchéance. JD Vance sera en partie élevé par sa grand-mère, femme de caractère qui lui a appris à ne pas baisser les bras, comme les hillbillies, les péquenauds, les ploucs, les demeurés… Dans son parcours difficile, JD Vance rencontre une autre institution qui fera de lui un homme : l’armée américaine. Mais pour autant, il n’incarne pas le rêve américain doré ou le pionnier narcissique, même si dans l’histoire de cet homme qui a connu la galère, il y a une part de « self made man ». Peu après son engagement dans l’armée – il ira en Irak –, JD Vance étudie le droit et devient collaborateur d’un sénateur américain avant d’être avocat. Il a été marqué par ces difficultés et en tirera un livre publié en 2016 (et en 2017 en France), Hillbilly Elégie, qui remportera un vif succès en librairie. Ce récit autobiographique a été à l’origine d’un film, Une ode américaine, nominé aux Oscars de 2021. Le film est diffusé sur Netflix, comme si cette curiosité à l’égard de l’Amérique profonde qui souffre était un phénomène de société. Sans la prise en compte de ces Américains relégués, il est impossible de comprendre les victoires de Trump en 2016 et 2024, ni le naufrage du Parti démocrate, dont l’électorat tend à se recroqueviller. Le sauvetage de la présidence démocrate par Kamala Harris a été un échec cuisant, démontrant que le phénomène ne se limite pas à l’incapacité cocasse de Biden à exercer ses fonctions du fait de son âge. La défaite de la vice-présidente est un formidable coup de pied au wokisme qui séduit les élites, mais qui a définitivement perdu le peuple. Même le quotidien Libération, en analysant sereinement les échecs de la candidate américaine, a reconnu que les Démocrates ne savaient plus parler à des citoyens dont les revenus ne dépassent pas 50 000 dollars annuels.
Le profil social d’un catholique convaincu
JD Vance a été élu sénateur de l’Ohio en 2022, une élection qu’il doit à sa proximité avec Peter Thiel, le fondateur de PayPal, entrepreneur, mais aussi joueur d’échecs et disciple de René Girard. Le domaine du capital-risque dans lequel il s’est engagé auprès de Peter Thiel lui a en effet permis d’accéder en 2021 à un autre marché tout aussi féroce : le milieu politique. Il est vrai qu’une élection est aussi – surtout aux États-Unis – une aventure qui évoque le capital-risque : il faut beaucoup investir avec un résultat fort incertain. Dans un parcours méritoire, mais encore conventionnel, la rencontre d’un représentant de la technoscience en la personne de Thiel n’était pas inutile… Mais l’onction financière du techno-prophète a porté ses fruits sans pour autant que l’intéressé ait gommé son discours social. Quant au rapprochement avec Trump, il relève plutôt d’un mouvement de long terme. Dans un premier temps, JD Vance était fort sévère pour Trump, se demandant même en 2016 s’il était le « Hitler de l’Amérique », avant de s’en rapprocher progressivement pour devenir, au cours de l’été 2024, son colistier. Mais si JD Vance traduit l’émergence d’une Amérique conservatrice et populiste, il n’est pas pour autant un décalque du très libertarien Tea Party né à la fin des années 2000. On notera ainsi l’absence de combats farouches contre l’impôt. JD Vance n’est pas non plus un défenseur du libre-échange. Sans renier le marché, on notera qu’il ne l’oppose pas à ses adversaires comme étant la panacée, la solution incantatoire à tous les problèmes. En fait, JD Vance se situe dans un autre registre : celui d’un conservatisme qui réfléchit et qui se pose même la question du bien commun, vu autrement que comme la somme des intérêts particuliers. Des accents thomistes ? Outre-Atlantique, on semble devenir plus sensible à l’héritage catholique social. Malgré les scandales ecclésiaux liés aux abus sexuels, le catholicisme a progressé aux États-Unis : ses évêques restent sur une ligne classique, et c’est le pays qui a le plus fort catholicisme de tradition. L’épiscopat américain est engagé dans le combat pour la vie et ce sujet continue d’être un cheval de bataille, bien loin des prudences européennes, voire romaines… Un mouvement tectonique qui ne saurait être masqué par les errances de Joe Biden sur la question de son rapport en tant que catholique à l’avortement, ni même par la volonté du pape François de ne voir dans l’Église américaine que le fer de lance d’un conservatisme au service des puissants. Il y a en fait une évolution significative du pays dont JD Vance pourrait être l’illustration : il est né dans une famille protestante, mais il s’est converti il y a quelques années au catholicisme, saluant la figure de saint Augustin. Le jour même de l’élection, le 5 novembre dernier, JD Vance, qui votait dans un centre maronite, a demandé au prêtre de la communauté de le bénir.
Une présidence américaine à définir
JD Vance a été salué pour sa capacité à travailler au Congrès avec la gauche sur des sujets économiques et sociaux. Pour l’essayiste Rod Dreher, l’élection de JD Vance est la garantie d’« une réelle chance de développer des politiques plus sociales-démocrates » (entretien au Figaro, 17 novembre 2024). Pour être plus précis, il faut plutôt entendre sous ce vocable la perspective d’une politique économique qui ne se limite pas à la prise en compte des seuls paramètres marchands pour de mornes interventions qui conjuguent sociétal et carnets de chèques… Bref, derrière Trump, il y a un large mouvement de fond qui fait que sa réélection a été massive, et non pas sur le fil, comme certains le pronostiquaient. Mais derrière Trump, il y a aussi un homme qui pourra donner une coloration inédite à la nouvelle présidence américaine qui entrera en fonction le 20 janvier 2025.
Illustration : « La vision du président Trump est simple : nous n’allons pas servir Wall Street, nous serons engagés au côté des travailleurs. » JD Vance, discours d’investiture.