Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
L’ouverture du procès à La Haye de l’ancien président du Kosovo, Hashim Thaçi, est l’occasion de rappeler comment s’est déroulée une des plus belles manipulations de l’Amérique et de ses vassaux européens : « le plus gros bobard de la fin du XXe siècle », comme l’avait hardiment titré Le Monde Diplomatique d’avril 2019.
L’opération s’est déroulée en trois temps. Tout d’abord, les sanglantes guerres en Yougoslavie (1991-1995). Il y en eut beaucoup, en même temps ou pas, mêlant de nombreux acteurs : Serbes, Croates, Bosniaques, Slovènes et Monténégrins. Si les armées croates et serbes s’affrontèrent, il y eut de féroces combats entre les Croates et les Serbes vivant en Croatie, par exemple dans l’enclave de Krajina. Près de 200 000 Serbes durent finalement quitter la Croatie.
Les combats furent aussi rudes en Bosnie entre Croates et Bosniaques d’un côté et Serbes de l’autre. Ces trois communautés étaient presque à parité (supériorité numérique pour les Bosniaques, tout de même) et c’est l’influence occidentale qui permit l’alliance croato-bosniaque contre les Serbes.
En effet, l’ennemi commun à l’Occident était la Serbie : slave, orthodoxe et proche de la Russie, elle était l’ennemie par essence. Les exactions furent nombreuses et, bien sûr, l’on n’en retint qu’une, celle du massacre de Srebrenica commis par des Serbes contre des musulmans bosniaques. L’inverse eut également lieu, mais ce n’est pas le sujet. Ce conflit des nationalités se doublait d’un conflit religieux : les Serbes sont donc orthodoxes, les Bosniaques, musulmans et les Croates, catholiques. L’Occident avait tous les ingrédients pour souffler sur les braises.
On ne s’étendit guère sur la présence de Ben Laden en Bosnie et la naissance des premiers maquis islamistes avec des combattants venant notamment d’Afghanistan mais aussi d’autres pays : ce fut le premier et pour l’instant le seul djihad international se déroulant sur le théâtre européen. Il y eut des Français, d’ailleurs, avec Lionel Dumont, chef du fameux gang de Roubaix. La Turquie joua également un rôle important et fournit en nombre financement, armes et imams. Erdogan a toujours rêvé de reprendre pied dans les Balkans qui furent longtemps ottomans. Il continue d’ailleurs à y financer la construction de grandes mosquées, au Kosovo, en Bosnie et en Albanie.
En 1995, et 150 000 morts plus tard, les accords de Dayton furent signés sous la houlette américaine et quatre nouveaux pays apparurent sur les décombres de la Yougoslavie : la Serbie, la Croatie, la Slovénie et la Bosnie-Herzégovine composée elle-même de trois parlements tant ce pays est artificiel. Peu importe, la stratégie du chaos avait fonctionné et la Serbie devint un petit État.
Mais cela ne suffit pas et il fallait un deuxième chapitre : extirper la province du Kosovo de la Serbie pour l’offrir à l’UCK, la prétendue Armée de libération du Kosovo, les maquisards mafieux issus de l’immigration albanaise.
Pendant des décennies, l’immigration albanaise s’était déversée sur le Kosovo au point d’en changer l’équilibre démographique et les albanophones étaient devenus majoritaires. Financés par l’Occident, les plus durs déclenchèrent une insurrection à travers le mouvement de l’UCK dirigé par Hashim Thaçi. Leurs exactions furent effroyables et s’exercèrent d’abord contre leurs rivaux albanais de la Ligue Démocratique du Kosovo dirigée par Ibrahim Rugova. Des centaines de militants de cette Ligue furent assassinés par l’UCK. Les opinions occidentales n’étant pas mûres pour une intervention aidant l’UCK à prendre le pouvoir, une somptueuse campagne de désinformation fut organisée, comme l’Occident sait le faire avec des médias aux ordres.
Les deux plus beaux fleurons en furent d’abord « l’opération fer à cheval », imaginaire offensive serbe prenant en tenaille les maquisards pour ensuite les massacrer. Le ministre des Affaires étrangères allemand en parla gravement. Tout était faux. Ensuite un massacre : il en faut toujours un pour faire basculer l’opinion. Ce fut celui de Racak. On montra les cadavres proprement alignés de civils albanais du Kosovo. L’opinion s’émut, les médias en firent des tonnes, la situation était mûre pour une intervention.
Une équipe de médecins envoyée par l’Union européenne confirma en outre la réalité du massacre. La responsable, la Finlandaise Helena Ranta, avouera plus tard qu’elle avait subi des pressions de son gouvernement et des Américains. On sait, depuis le début, que les cadavres étaient ceux de combattants de l’UCK tués lors d’un accrochage avec l’armée serbe. Pendant 72 jours les Serbes furent bombardés par l’OTAN (dont la France). Ils cédèrent et évacuèrent leur province historique (celle de la bataille du Champ des merles contre les Turcs, en 1389).
Troisième et dernier chapitre, le Kosovo proclama son indépendance en 2008 et le tour était joué. Aujourd’hui, le Kosovo abrite le plus grand camp militaire américain d’Europe, appelé Bondsteel. Ça en valait tout de même la peine. Hashim Thaçi, chef politique et militaire de l’UCK, devint premier ministre du Kosovo indépendant puis président jusqu’en 2020. Il dut alors démissionner car inculpé par le tribunal spécial de La Haye pour ses multiples crimes. Le plus grave étant le trafic d’organes dont furent victimes de jeunes Serbes enlevés et assassinés à cette fin.
Il a fallu des années pour que la vérité soit enfin admise. Entre les multiples témoignages, le rapport du diplomate Dick Marty ou le livre-enquête de Pierre Péan (Kosovo. Une guerre « juste » pour un État mafieux, Fayard, 2013), tout était connu et tous les dirigeants occidentaux niaient. Mention spéciale pour Bernard Kouchner, le délicieux ministre des Affaires étrangères de Sarkozy (pourquoi ce dernier s’étonne-t-il d’avoir raté son quinquennat et perdu ses électeurs ?) qui éclata d’un rire mauvais lorsqu’un journaliste serbe aborda la question du trafic d’organes. L’image peut encore être vue sur internet.
Le criminel mafieux Hashim Thaçi va donc être jugé après avoir été reçu par de nombreux dirigeants occidentaux dont Biden, Sarkozy ou Macron. Nous verrons quel sera le verdict de ce procès qui prendra des années, mais au fond peu importe. L’opération Balkans a parfaitement réussi et l’Amérique, après les échecs retentissants de ses guerres en Irak ou en Afghanistan se console en pensant au Kosovo où la vie des derniers Serbes est devenu un enfer.
Illustration : Mike Pompeo, ancien directeur de la CIA et alors Secrétaire d’État des États-Unis, recevant très cordialement Hashim Thaçi avec qui il partage nombre d’intérêts et de valeurs.