La Louisiane, au sud des États-Unis, entretient un lien unique avec la langue française depuis le XVIIe siècle. Héritage colonial, mémoire vivante et identité culturelle forte : les francophones de cet État se battent encore aujourd’hui pour préserver un parler, une histoire, un mode de vie. Plongée dans une Amérique où le français n’a jamais cessé d’être parlé.
Située dans le sud des États-Unis, la Louisiane se conjugue au français depuis le XVIIe siècle. En remontant le fleuve Mississippi, René-Robert Cavelier de La Salle plante le drapeau fleurdelisé sur un vaste territoire qui ne demande qu’à être développé. Il le baptise en hommage à Louis XIV, qui fera pourtant peu de cas de cette possession outre-Atlantique, la jugeant « fort inutile ». Pourtant, l’explorateur normand vient d’écrire, sans le savoir, les premières lignes d’une aventure humaine qui laissera des traces indélébiles dans cette partie de l’Amérique du Nord.
Ils ne sont plus qu’une minorité à cultiver leur attachement à la France, qu’ils regardent entre envie et fantasme. Environ 200 000 personnes sont aujourd’hui réparties dans diverses villes de « l’État Pélican », berceau du jazz : Lafayette, Napoleonville, Port Fourchon, La Nouvelle-Orléans, Bâton-Rouge, Pointe-aux-Chênes, Abbeville… autant de toponymes français qui constellent la Louisiane. À l’époque coloniale, la Louisiane s’étendait sur toute la longueur des États-Unis, d’ouest en est, couvrant la totalité de dix États actuels, et a connu une importante croissance démographique francophone au cours du XVIIIe siècle. Il y eut les Acadiens venus du Canada, fuyant l’oppression britannique lors du Grand Dérangement, les colons français originaires de Saint-Domingue, échappant à la Révolution française ou aux révoltes d’esclaves, plus tard ceux installés à Cuba, ou encore des paysans venus de toutes les régions du royaume de France et de Suisse, tentés par la promesse d’une vie meilleure. Tous ont contribué à façonner le visage de ce pays et à faire naître une culture créole francophone.
Occupée par les Espagnols pendant trois décennies, rendue à la France en 1800, la Louisiane est immédiatement vendue au gouvernement américain trois ans plus tard par un Napoléon Ier désireux de financer ses guerres. Il laisse derrière lui un groupe linguistique, les Cajuns, qui devront s’adapter aux Américains tout en tentant de conserver leurs traditions et leur langue. Les Français établis en Louisiane vont également participer à son développement économique. L’esclavage, le coton, les maisons à colonnades, l’art de vivre à la française se mêlent subtilement à celui, tout aussi raffiné, d’un Sud qui ne tardera pas à faire sécession. Entre 1861 et 1865, la guerre civile ravage l’État, qui en subira durablement les conséquences. Les francophones se rangent alors derrière les sécessionnistes, sous la bannière d’une « Légion française » et d’une « Brigade française ». Le destin de la Louisiane est désormais celui des États-Unis.
Un million d’Américains parlent le « français cadien »
Le français est peu à peu abandonné au profit de l’anglais au fur et à mesure des décennies. Tant et si bien qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les anciennes générations ont presque toutes disparu, sans avoir eu l’opportunité de transmettre leur héritage. Le gouvernement fédéral interdit même l’usage de la langue française dès 1916. Cinq ans plus tard, la constitution louisianaise n’autorise plus que l’usage de la langue de Shakespeare. Une ségrégation linguistique qui prendra fin en 1968, grâce à l’impulsion du député James Domengeaux (1907-1988), véritable descendant d’une famille bordelaise installée dans l’État. Il parvient à obtenir la création d’un organisme public, le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), chargé de « faire tout ce qui est nécessaire pour encourager le développement, l’utilisation et la préservation du français tel qu’il existe en Louisiane, pour le plus grand bien culturel, économique et touristique de l’État. »
L’initiative est un vrai succès dans toute l’ancienne Louisiane, mettant fin aux exactions du Ku Klux Klan, dont certains membres n’hésitaient pas à planter des croix enflammées devant les maisons des francophones, communauté que les klanistes considéraient comme étrangère à la culture américaine. Aujourd’hui, plus d’un million d’Américains revendiquent parler le « français cadien » à travers les États-Unis (dont environ 15 % des Cajuns louisianais), affirmant leur fierté culturelle. Depuis 2015, nombreux sont ceux qui affichent à l’arrière de leurs voitures une plaque d’immatriculation portant l’inscription Chez nous autres.
Ces cousins d’Amérique ne revendiquent aucun rôle politique. Ils souhaitent seulement préserver leur spécificité tout en jouant un rôle majeur dans la vie institutionnelle. Les Cajuns ont même réussi à faire élire un gouverneur francophone, le très populaire – et controversé – démocrate Edwin Edwards, qui accomplira trois mandats (1972–1980, 1984–1988 et 1992–1996). Le Connecticut, le Maine, le New Hampshire et le Vermont ont même adopté une loi stipulant que chaque 24 juin sera consacré à la célébration de l’héritage franco-américain. Les descendants de Français disposent également d’un drapeau officiel qui rappelle leur lien historique avec la France et que certains arborent fièrement sur leurs maisons. Séries, festivals… , les Cajuns ont leurs chaînes de télévision, leurs radios officielles, leur cuisine, leur danse. Un véritable engouement anime les nouvelles générations qui se réapproprient leur culture à travers la gastronomie ou la musique, grossissant les rangs des écoles francophones, devenues de véritables enjeux pour tout politicien en quête d’électeurs.
Chanteur de country et porte-parole des Cajuns et des Acadiens
Traditionnellement, on vote démocrate en Louisiane depuis des décennies. L’entrée en politique du magnat de l’immobilier Donald Trump n’a pas été du goût des francophones de l’État. On se méfiait d’un homme peu soucieux de la culture française aux États-Unis, dont les discours anti-migratoires heurtent l’histoire de familles venues de France, et qui n’a eu ni regard ni mot pour cette communauté durant la campagne électorale de 2024. « L’État Pélican » a pourtant basculé du bleu au rouge, suivant la tendance conservatrice du pays. Une évolution plus démographique que politique, selon le professeur Jordan Kellman : « Le nombre de vrais francophones diminue très rapidement. La vaste majorité des francophones restants sont âgés, donc plus enclins à voter conservateur. Aussi, pour les Cajuns, on parle d’une population francophone, blanche, et presque à 100 % catholique. C’est une population très sensible au thème de l’avortement, par exemple, dont l’interdiction est défendue par les républicains. », donc proches des idées du président Donald Trump, explique ce spécialiste de l’histoire francophone américaine.
Devenu star des réseaux sociaux, le chanteur de country Jourdan Thibodeaux est aujourd’hui le porte-parole des Cajuns et des descendants d’Acadiens. Ce trentenaire au look très western cultive fièrement ses racines. Il parle un français créole qui demande à son interlocuteur de tendre l’oreille pour bien le comprendre, et refuse de jeter le drapeau tricolore aux orties. C’est un devoir de transmission assure cette star des réseaux sociaux : « C’est une grande chance de parler français. Si cela n’était pas important, pourquoi les “Anglais” se sont-ils battus pour l’interdire ? » déclare le leader du groupe Les Rodailleurs au média NEO. « Il y a de plus en plus de jeunes qui recommencent à parler notre langue, qui a un p’tit brin de différence avec le français », assure-t-il.
Drake LeBlanc, 25 ans, afro-américain – malgré son nom –, revendique également ses racines francophones. Coiffé d’un chapeau de cow-boy, il a abandonné ses études pour redécouvrir ses origines, qu’il a transformées en métier-passion. Il cofonde Télé Louisiane, une plateforme multimédia aujourd’hui très en vogue, qui soutient la candidature de l’État à l’adhésion à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), actuellement accepté comme simple observateur, et se rend régulièrement à Paris pour plaider la cause des cousins outre-Atlantique. En 2023, il est reçu par le président Emmanuel Macron lors de la Fête de la musique. Une consécration. « À Télé-Louisiane, on travaille sur plusieurs projets prometteurs avec la France, notamment dans notre domaine médiatique », a déclaré William McGrew, son complice dans l’aventure. Un espoir pour une communauté qui regarde la France avec autant de fierté que de nostalgie.
Malgré les vents contraires de l’histoire, les Cajuns francophones de Louisiane continuent de faire vivre une culture aussi singulière que vivace. Une nation qui se réinvente sans renier ses racines. Si leur combat pour la reconnaissance et la transmission du français en terre américaine n’est pas encore gagné, il est porteur d’une espérance : celle d’un dialogue toujours vivant entre deux mondes, entre deux rives, entre deux langues. La Louisiane, en somme, est bien plus qu’un souvenir francophone ; elle est un présent résistant, vibrant, et profondément humain.
Illustration : « Tu vis ta culture ou tu tues ta culture. » Jourdan Thibodeaux, Neo.