Monde
Viktor Orban, une autre voie en Europe
« Bref, la mère c’est une femme, le père c’est un homme et laissez nos enfants tranquilles ! Point final ! Fin de discussion. »
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L’Europe telle que nous la connaissons mérite-t-elle de survivre ? Telle est, en substance, la méditation fondamentale à laquelle nous convie David Engels, dans son dernier essai, Défendre l’Europe civilisationnelle, opus qu’il présente, en sous-titre, comme un « petit traité d’hespérialisme ».
Ce spécialiste de Spengler explore une troisième voie entre le rejet souverainiste (qu’il cantonne un peu trop rapidement à la « droite » de l’échiquier politique ; son propos ne se voulant pas exclusivement hexagonal, il y aurait fort à disputer sur le topos de ce « dextronyme », certes d’emploi commode mais délicat quant à son maniement conceptuel) de l’Europe et sa pleine acceptation « eurofédéraliste de gauche » (là encore, l’usage de ce « sinistronyme » accolé à une dilection inconditionnelle pour les institutions européennes, mériterait d’être largement nuancé). L’essayiste estime, désormais, qu’il est temps « d’embrasser rigoureusement la troisième voie d’un engagement patriotique en faveur d’une unification européenne qui ne se baserait pas sur la lutte contre les identités et les traditions, mais plutôt sur leur défense et leur continuation : l’hespérialisme ». Dès les premières lignes, l’essai prend des accents de programme politique – ce que confirme, à la fin de l’ouvrage, la proposition de « préambule d’une constitution pour une confédération de nations européennes » –, la théorie d’une Europe identitaire et patriotique se doublant d’une véritable praxéologie – ainsi que le démontre le chapitre éloquemment intitulé « l’hespérialisme. Une Europe de la transcendance, de la fierté et de la force ».
L’on n’insistera pas sur les points d’accords, incontestables, relativement aux constats de l’auteur sur la situation actuelle résultant d’une « grande confusion » et qu’il subsume sous le vocable de « destruction » : du sens de la transcendance, de l’homme, de la famille, de la tradition, des nations, de la démocratie, de l’économie, de la nature, de la beauté. Sans doute reste plus discutable son évocation ternaire de l’histoire de l’Europe (unité médiévale chrétienne, pluralité moderne rationaliste, retour conscient à la tradition) qui, certes, sans épouser une linéarité parousiaque défendue par « les adeptes du progrès », serait le fruit d’un mouvement dialectique (« être, néant et devenir ») qui emprunterait tout autant à la morphologie historique de Spengler qu’à l’épiphanie hégélienne de l’Esprit, qu’Engels dénomme « la pulsion faustienne [qui] se manifeste, se déploie et finalement s’épuise en tant que véritable essence de l’histoire européenne dans et par son vécu collectif, rendant ainsi seulement compréhensible la situation historique du présent ». Mais cet élan faustien relèverait-il seulement d’une idiosyncrasie européenne ou ne serait-il pas à l’œuvre, mutatis mutandis, au sein des aires chinoises, arabo-musulmanes ou indiennes ?
Mais parce que le format de cette recension ne permet pas d’instruire en détail chaque pièce du volumineux dossier du procès identitaire du vieux continent, nous attarderons-nous sur ce qui en constitue le cœur, à savoir sa théorie de l’hespérialisme. Tout d’abord, le lecteur, non averti de grec et de latin, sera désarçonné par l’usage d’un néologisme dont l’inventeur n’explicite guère la formation étymologique. Il devra alors se tourner vers un entretien accordé au Figaro (23 mai 2024) dans lequel ce dernier explique que « ce mot [est] tiré du grec Hespéros (pour « Occident »), pour désigner un patriotisme européen fondé sur l’amour de notre longue histoire, de notre spiritualité et de nos traditions ». Dans son livre, définit-il cet hespérialisme comme le recours à la primordiale identité de l’Europe entée sur « une vision de l’homme, du monde et surtout de la transcendance typiquement européenne et profondément enracinée dans la tradition ». Aussi, prend-il comme modèle d’inspiration le Sacrum Imperium, ce « Saint-Empire [romain puis germanique, NDLR] qui, pendant un millénaire, a assuré le vivre-ensemble paisible, l’ancrage collectif dans la transcendance et la défense vaillante des territoires allant de la France jusqu’à la Pologne et du Danemark jusqu’à l’Italie – un succès inouï. » Voire.
L’empire fut, ab initio, une expérience chaotique et, de Charlemagne aux descendants de Louis le Pieux, le moins que l’on puisse en dire est qu’il se solda par un dépeçage territorial en règle dont le traité de Verdun de 843 traça des limites qui, volens nolens, enfanteront les futurs États-nations que nous connaissons. Puis, du règne d’Otton jusqu’aux Habsbourg-Lorraine en 1806, le Sacrum Imperium connaîtra des régulières vagues conflictuelles et belliqueuses (dont l’acmé sera l’épisode de la « Guerre de Trente ans »), que se soit avec l’Église (l’on se souviendra de l’excommunication de Frédéric II), avec les autres grands seigneurs (les guerres du trône mettant aux prises les Hohenstaufen, les Habsbourg, la Maison de Luxembourg contre leurs concurrents), ou encore avec leurs sujets (dont la guerre des paysans reste un exemple significatif). Si Engels met l’accent sur « la vocation primaire » de l’empire à réaliser l’unité civilisationnelle, il semble, dans le même temps, imputer aux États-Nations la responsabilité de l’érosion de ce même empire. Or, à aucun moment il ne s’interroge – sauf pour en souligner l’étrange vertu faustienne – sur l’hubris consubstantielle à la logique centrifuge de l’empire. Le camaïeu des petites patries qui composaient l’empire mithridatisait la propension prométhéenne de l’empereur à vouloir trop s’étendre. Si le péril de mourir sur pied menace les États-nations tentés par le repli autarcique, le danger n’est pas moins grand d’un empire qui prétendrait les enrôler tous sous la bannière – même identitaire et patriotique, si tant est que les peuples européens soient ethniquement homogènes, ce qui reste à démontrer – d’un E pluribus unum sans limites, sans contours, aux frontières toujours provisoires et à peine gardées. L’histoire est encore pleine de ces empires qui n’aspirent finalement qu’à devenir d’immenses nations, au risque d’étouffer les identités de dimension plus modeste.
L’autre pan de la critique porte sur l’irénisme consistant à refonder l’Europe sur un hespérialisme qui mêlerait politique de « remigration » et accommodements de style plus ou moins concordataire – reposant sur une plateforme morale et spirituelle supposément commune – avec des populations allochtones rendues inexpulsables. C’est minorer considérablement la complexion des peuples : quel rapport, par exemple, entre la famille égalitaire européenne et la patrilocalité des familles africaines subsahariennes ? De plus, s’appuyant sur l’acclimatation du bouddhisme en Chine ou du christianisme dans le monde hellénisé, Engels prétend que l’islam pourrait s’inscrire dans une « synergie avec le monde culturel, sentimental et intellectuel européen – tâche difficile mais non inouïe ». C’est ne pas vouloir admettre qu’il existe plus qu’une différence de degré entre bouddhisme, christianisme et théophanie islamique. Nous renvoyons le lecteur aux travaux de Marie-Thérèse Urvoy sur ce point.
En outre, Engels peut bien déplorer « le déclin dramatique du christianisme européen », le problème demeure de savoir si celui-ci est assez vigoureux pour se ressaisir face à un islam conquérant auquel les Européens ne cessent, par leurs lois, leur esprit de défaite et leur absence de courage, de faire des concessions, inimaginables il y a un siècle. Dans L’Action française datée du 13 juillet 1926, Charles Maurras, à propos de la construction de la Mosquée de Paris, s’inquiétait en termes prophétiques : « Cette mosquée en plein Paris ne me dit rien de bon. Il n’y a peut-être pas de réveil de l’Islam, auquel cas tout ce que je dis ne tient pas et tout ce que l’on fait se trouve aussi être la plus vaine des choses. Mais s’il y a un réveil de l’Islam, et je ne crois pas que l’on en puisse douter, un trophée de cette foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où enseignèrent tous les plus grands docteurs de la chrétienté anti-islamique représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir. » Si, en effet, comme l’affirme David Engels, la fin de l’attachement de l’homme à la transcendance n’est pas pour demain, son hespérialisme prendrait sacrément du plomb dans l’aile si l’islam parvenait à supplanter le christianisme sur le vieux sol européen. Ce qu’à Dieu ne plaise, évidemment, mais, à considérer la vitesse de croissance du mahométisme, ne paraît, hélas, guère, impossible.
Enfin, Engels, en disciple spenglérien de la morphologie historique, diagnostique à bon droit le déclin irréversible de notre civilisation – ce que nous avions, naguère, désigné sous le syntagme de « grand épuisement ». L’on se perd, toutefois, en conjectures quant à l’opérationnalité de son concept d’hespérialisme, qui semble plus poïétique que concrètement politique ou, si l’on préfère, une politique en puissance davantage qu’une politique de la puissance. En outre, si les civilisations sont mortelles – la nôtre ne faisant guère exception, nous n’en disconvenons pas –, il en est de plus mortelles que d’autres, si l’on peut dire. Notre civilisation occidentale vit sous la domination totalitaire de la Technique et cela constitue un élément inédit par rapport aux siècles et civilisations disparues. À l’instar des personnages du film Matrix, nous vivons sous un rapport de dépendance technicienne qui nous a coupés de l’expérience patiemment tissée et acquise par nos aïeux. Nos contemporains abouliques, confortablement nichés au cœur de la caverne numérique, sont hypnotisés par le ballet des ombres chinoises s’animant sur la paroi. Cette nouvelle transcendance virtuelle dans l’immanence de la technologie issue des GAFAM demeure, probablement, la meilleure porte d’entrée dans l’islam qui, loin des exigences spirituelles et intellectuelles de la foi chrétienne (et catholique, surtout), telles qu’exposées par Benoît XVI à Ratisbonne, n’appelle ses fidèles qu’à un devoir de soumission servile et inconditionnelle. En retour, l’islam vend à la Silicon Valley du temps de cerveau humain disponible, pour reprendre l’expression cynique d’un ancien PDG de la chaîne TFI.