La CED a échoué et Macron s’efforce de la faire revivre, pour s’arroger un rôle prééminent. Mais a-t-on encore besoin de cadres contraignants dans un monde aussi mobile où les coopérations se passent d’alliances rigides ? UEO, PSDC, OTAN, pourquoi s’enfermer alors que la souplesse fonctionne.
La gravité de la situation internationale et la perspective d’une nouvelle présidence Donald Trump font que le thème de la « défense européenne », thème en général évoqué par les seuls Français, revient à l’ordre du jour. On a même connu ces derniers mois une effervescence, en particulier en Allemagne, à propos de la dissuasion nucléaire : certains ont interprété un discours d’Emmanuel Macron à Stockholm le 30 janvier dernier comme indiquant une disposition à mettre la Force de dissuasion française au service de l’Europe. En fait, le président de la République n’a fait que répéter ce qu’ont dit tous les responsables français depuis le Livre Blanc de 1972 : les « intérêts vitaux » de la France (le noli me tangere de la dissuasion nucléaire) ne se limitent pas au territoire national. L’essentiel en la matière, car l’incertitude est au cœur du concept de dissuasion, était déjà dit dans ce Livre blanc : « toute nationale qu’elle soit, notre force nucléaire de dissuasion est un élément qui ne peut manquer de compter pour la prévention d’une crise en Europe ». En fait, le nucléaire, moins on en parle, mieux ça vaut…
Fédération ou coopération ?
Il n’est pas possible d’aller plus loin dans le cadre actuel, il faudrait que l’Union européenne devienne une véritable fédération. Or le seul projet de fédération européenne (encore pourrait-on discuter de la question de savoir si ce concept s’appliquait réellement en l’occurrence) qui ait existé était celui de la Communauté européenne de défense (CED), qui échoua devant le parlement français en 1954.
Mais la Fédération européenne est de nouveau à l’ordre du jour, et même plus que jamais, à la faveur des événements actuels. « Il faut un État européen », a déclaré récemment Mario Draghi, l’ancien président de la BCE. Et, sans aller jusque-là, une commission franco-allemande planche depuis l’an dernier sur une réforme du processus de décision en matière de politique extérieure au sein de l’UE. La partie allemande propose de supprimer l’obligation de l’unanimité pour les questions de politique extérieure et de sécurité et de passer à la majorité qualifiée. Cela signifierait, si on mettait le doigt dans l’engrenage jusqu’au bout, la fin de l’indépendance de la Force de dissuasion française.
Ceci dit, l’absence de fédération n’empêche pas une coopération. Et celle-ci est nécessaire : les Européens ont des problèmes stratégiques urgents et spécifiques, pour lesquels ils ne pourront pas toujours s’en remettre aux États-Unis, à moins de ne plus être que des supplétifs de Washington. Ils doivent développer leur propre réflexion, définir leurs priorités, et être en mesure de se doter des moyens nécessaires.
Cette idée n’est d’ailleurs pas nouvelle : en mars 1948, juste après et à cause du Coup de Prague du mois de février, Britanniques, Français, Belges, Néerlandais et Luxembourgeois signèrent le Pacte de Bruxelles dont l’article 4, définissant le casus fœderis, est en fait plus ferme que son équivalent dans le Pacte atlantique, l’article 5 (qui ne fait pas de l’assistance militaire une obligation mais une possibilité). Cette alliance, baptisée « Union occidentale » fut dotée d’un État-major, établi à Fontainebleau, qui prépara des plans, des procédures pour le stationnement des troupes et la standardisation des armements. Lors de la constitution de l’OTAN (organisation du commandement intégré du Pacte atlantique), après le début de la Guerre de Corée, le nouvel organisme reprit l’ensemble de ce qui avait été mis sur pied par l’Union occidentale, y compris l’État-major de Fontainebleau, qui devint le Commandement Centre-Europe.
Une défense européenne dépendante de l’OTAN
Cependant l’Union occidentale ne disparut pas : elle fut élargie à la RFA et à l’Italie en 1954, après l’échec de la CED ; elle fut dotée d’une assemblée parlementaire et fut chargée de suivre les questions d’armement. Et toujours avec son article 4. Mais elle ne fut jamais très active, malgré une volonté française de la relancer à partir de 1984. Malgré tout, avec son organisation, son Assemblée et un Institut de recherche, les Européens disposaient là d’un lieu de réflexion stratégique, qui produisit d’ailleurs d’excellents rapports et documents. Cependant la majorité des partenaires donnaient la priorité à l’OTAN. Reprise dans le traité de Maastricht, mais périclitant, l’UEO fut dissoute en 2011. Cependant son article 4 fut repris dans le traité de Lisbonne (article 42). Rappelons qu’il est certes plus contraignant que l’article 5 du Pacte atlantique, mais la suite de l’article rappelle que « les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ». On ne sort donc pas de l’OTAN.
Certes, la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) a abouti à la mise sur pied d’un Comité politique et de sécurité, d’un Comité militaire de l’Union et d’un État-major de l’Union. Ainsi ont été organisées de nombreuses missions de maintien ou de restauration de la paix, certainement fort utiles mais qui ne sont pas à la hauteur des enjeux actuels, pour lesquels l’OTAN reprend la main. La préférence de la plupart de nos partenaires pour l’OTAN condamne la PSDC à rester limitée. Elle souffre en plus structurellement du fait que l’UE est d’abord un organisme normatif et juridique, incapable par nature de mener une politique impliquant l’usage de la force avec tous les aléas que celui-ci comporte. En outre, le départ de la Grande-Bretagne en 2016 prive l’UE de capacités militaires essentielles, tandis que sa politique d’armement devient toujours plus dépendante de l’industrie américaine.
Moins de formalisme, plus d’efficacité
Qu’envisager qui aurait une chance d’être accepté par nos partenaires, d’être crédible et de se montrer utile, si on souhaite sortir de cette impasse ? Le traité de Lisbonne a prévu la possibilité de « coopérations structurées permanentes » entre pays volontaires. En 2017, Paris a proposé, avec l’Allemagne, la mise sur pied d’une telle coopération, afin de parvenir à « une culture stratégique partagée » et à mettre sur pied un « Quartier général commun ». Mais Berlin refusa ce dernier point, et surtout la proposition franco-allemande attira 23 pays, beaucoup plus que prévu – et que ne le souhaitait Paris… En fait la France voulait un petit groupe très structuré pour des opérations « dures », et la RFA un grand ensemble souple pour des opérations plus modestes.
Ceci dit, ne vit-on pas sur un modèle dépassé, celui des grandes alliances très structurées, de Foch commandant en chef en 1918, à Eisenhower en 1944, et à SACEUR à partir de 1950 pour les forces de l’OTAN en Europe ? Alliances correspondant à un système international lui-même stable et structuré, même dans ses affrontements. Mais nous sommes entrés dans l’ère des alliances floues, dans un monde moins structuré. Depuis 2001, la plupart des interventions occidentales ont été « à la carte », « ad hoc », avec des partenaires changeants, du Moyen Orient à l’Afrique. Et la réaction très efficace face à l’attaque de drones et missiles iraniens contre Israël le 13 avril, a réuni, sans aucun texte formel, outre Israël, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et la Jordanie. En fait, ce qui est important désormais pour les militaires, c’est la modularité des états-majors, les échanges de renseignements et de contacts électroniques de toute nature, l’interopérabilité des systèmes. Dans un monde changeant et flou, c’est sans doute plus utile pour le moment que des accords et des structures fixés dans le marbre, mais inaccessibles ou rapidement dépassés. Voilà un pragmatisme dont devraient s’inspirer les Européens. De nos jours, une relation satisfaisante ne conduit plus forcément au mariage.
Illustration : Marins allemands partant en Mer Rouge en février 2024 dans le cadre d’une mission PSDC (Politique de sécurité et de défense commune), lutter contre les missiles houthis.