En décidant de reporter l’élection présidentielle de plusieurs mois, le président sénégalais Macky Sall a plongé le pays dans une crise politique inédite, remettant en question les fondements démocratiques chèrement défendus par la Teranga.
L’annonce a pris de court l’ensemble des Sénégalais à quelques heures du lancement de la campagne électorale. Le 3 février 2024, le président Macky Sall a subitement déclaré le report de l’élection présidentielle prévue à la fin du même mois. C’est la première fois depuis 1963 qu’une élection présidentielle au suffrage universel direct est repoussée dans le pays de la Teranga. Pays longtemps érigé comme un modèle démocratique en Afrique de l’Ouest, cette décision est intervenue à la suite de mois de tensions entre la présidence et l’opposition.
Né dans l’ancien royaume du Fouta-Toro, Macky Sall, 62 ans, est un leader chevronné de la politique sénégalaise. Il a fait ses premières armes dans la mouvance estudiantine marxiste-léniniste avant de s’en éloigner rapidement, peu convaincu par leur lignée militante. Homme de gauche, il rejoint le Parti Démocratique Sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade qui repère ses talents et décide de l’agréger à son équipe de campagne lors de l’élection présidentielle. Élu à la tête du pays, Abdoulaye Wade en fera son ministre des Mines, de l’Énergie et de l’Hydraulique entre 2001 et 2003 en raison des connaissances de géophysique dont il est un brillant diplômé. Devenu ministre de l’Intérieur, Macky Sall obtient le poste de Premier ministre en 2004. Une ascension fulgurante qui commence à faire de l’ombre à celui qui est pourtant à l’origine de sa montée sociale. Les deux hommes vont finir par progressivement s’éloigner l’un de l’autre. Avec des dissidents du PSD, Macky Sall fonde, quatre ans plus tard, l’Alliance Pour la République (APR) qui va le mener vers le strapontin suprême en 2012.
Chômage en augmentation
Réélu en 2017, les deux quinquennats de Macky Sall ont été marqués par des réformes importantes (notamment dans le secteur judiciaire) accompagnées de quelques controverses notables. En refusant de dépénaliser l’homosexualité, le président sénégalais s’est attiré les foudres des associations LGBTQ+ alors qu’il avait promis des avancées en ce sens lors de sa première campagne présidentielle. Avec la crise du Covid et la guerre en Ukraine (Dakar a refusé de condamner Moscou, suscitant l’agacement de Paris), les investissements ont connu des ralentissements au Sénégal. En dépit d’une croissance économique importante, le gouvernement n’a pas réussi à réduire le taux de chômage en augmentation (23 % en 2022), générant un mécontentement général.
La brève suppression du poste de Premier ministre, entre 2019 et 2022, a permis à Macky Sall de renforcer le caractère présidentiel de son poste et de ne laisser aucune place à un éventuel rival au sein de son mouvement. Une dérive autoritaire qui s’est confirmée à l’approche de l’élection présidentielle. Soupçonné de briguer un troisième mandat alors que la Constitution le lui interdit, sous pression de la communauté internationale et de l’union européenne (UE), Macky Sall a dû rassurer ses compatriotes en affirmant qu’il n’entendait pas se représenter. « J’ai une claire conscience et mémoire de ce que j’ai dit, écrit et répété, ici et ailleurs, c’est-à-dire que le mandat de 2019 était mon second et dernier mandat. J’ai un code d’honneur et un sens de la responsabilité historique qui me commandent de préserver ma dignité et ma parole » a déclaré le président lors d’une allocution télévisée.
Un « plan de liquidation de la démocratie »
Pour autant, il entend maîtriser malgré tout le débat et peser de tout son poids sur le scrutin électoral. Principal opposant et étoile montante au sein de la jeunesse sénégalaise, Ousmane Sonko, populaire président des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF) a été mis hors service par la Cour suprême du Sénégal. Le turbulent maire panafricain de Zinguinchor a été condamné à deux ans de prison après avoir été accusé de viol par une jeune employée d’un salon de massage. Une arrestation qui a provoqué de vives manifestations et des scènes de guérilla urbaines en mars 2021, à Dakar, qui ont contraint le gouvernement à les réprimer dans le sang (10 morts). Dans la foulée, un autre favori de cette élection, Karim Wade, fils de son ancien mentor, a été lui aussi écarté de cette course présidentielle suscitant l’incompréhension parmi les élus du PDS (détenteur de la double nationalité franco-sénégalaise, ce critère a permis d’invalider son dossier). Sans compter de nombreux autres opposants écartés sous de fallacieux prétextes afin de laisser le champ libre au candidat désigné du parti de Macky Sall, le Premier ministre Amadou Ba, dont les compétences à diriger le pays sont largement remises en cause par l’opposition très divisée pour cette nouvelle échéance électorale.
En reportant l’élection présidentielle à décembre prochain, Macky Sall a été accusé de vouloir se maintenir au pouvoir. Pour se dédouaner, il a justifié sa décision en s’appuyant sur un « différend existant entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel », estimant que ces dissensions favorisaient un climat de « troubles qui pourraient gravement nuire à la crédibilité du scrutin » comme l’explique le mensuel Jeune Afrique dans une de ses éditions. « Cette décision ne se base sur aucune disposition constitutionnelle », relève pourtant Ousmane Diallo, enseignant-chercheur sur le Sénégal pour Amnesty International, cité par le quotidien Libération. Dans la foulée, plus de 100 universitaires et personnalités ont publié une tribune décrivant le Président comme le « fossoyeur de la République » et évoquant un « plan de liquidation de la démocratie ». Figure de la scène musicale sénégalaise, Youssou N’Dour, ancien ministre et proche de Macky Sall, a lui-même dit réprouver « sans équivoque » le report, et fait part de ses inquiétudes sur le devenir de son pays, en proie à « trop d’animosités ».
Apaiser la rue
Pointé du doigt et accusé de collusion avec le pouvoir, saisi par l’opposition, le Conseil des Sept sages (deux d’entre eux ont été accusés de corruption) a décidé de siffler la fin de la récréation après une nouvelle série de manifestations qui ont encore apporté leur lot de morts et qui menaçaient d’embraser le Sénégal. Le 15 février, il a mis son veto au report de l’élection présidentielle, estimant que « le président de la République ne disposait pas du pouvoir de reporter ou d’annuler le scrutin » et a exigé de Macky Sall qu’il l’organise « dans les meilleurs délais ». Face à cette fronde inattendue, le président de la République a dû se résoudre à promettre de « mener sans tarder les consultations nécessaires pour l’organisation de l’élection présidentielle » et a ordonné la libération de nombreux opposants récemment arrêtés afin d’apaiser la rue.
Pour autant, il est probable que cette élection ne se déroule pas avant quelques mois, permettant à Macky Sall de garder encore le contrôle d’un scrutin dont l’issue est difficile à déterminer. « Le Conseil constitutionnel parle d’organiser les élections dans les meilleurs délais, mais pas dans les plus brefs délais, il y a une différence entre les deux. Donc, c’est un report de fait » a déclaré Abdou Karim Fofana, porte-parole du gouvernement. Tout est dans la nuance.
Illustration : Après avoir exporté la démocratie, l’Occident exporte le dégagisme.