Les Afrikaners, descendants de colons néerlandais, allemands et huguenots français, se sont installés en Afrique du Sud dès le XVIIe siècle. Opposés à la domination britannique, ils fondent au XIXe siècle deux républiques indépendantes : le Transvaal et l’État libre d’Orange. Ces territoires sont finalement annexés par le Royaume-Uni en 1902 après une longue guerre contre les Boers, donnant naissance à l’Union sud-africaine. En 1948, les Afrikaners prennent le pouvoir à la suite d’élections législatives et instaurent un régime d’apartheid, un système de ségrégation raciale sur l’ensemble du pays.
Malgré les condamnations internationales, il va perdurer jusqu’à la fin de la Guerre froide. Sous pression, le régime afrikaner de Pretoria est contraint d’entamer des réformes qui aboutissent aux premières élections multiraciales en 1994. Nelson Mandela, figure emblématique de la lutte anti-apartheid, leader de l’African National Congress (ANC), longtemps emprisonné, devient alors le premier président noir du pays.
Un renversement de situation difficile à digérer
La fin de l’apartheid marque un profond tournant pour la communauté afrikaner, forte de 4 millions de personnes (environ 7,8 % de la population sud-africaine selon StatsSA, 2022). Les conséquences de ce changement vont être nombreuses. D’abord sur le plan politique, avec la fin de l’hégémonie du Parti national (NP), contraint à la dissolution, poussant ses membres à rejoindre de nouveaux partis comme l’Alliance démocratique (DA) ou, pour une minorité, des formations extrémistes telles que le Front de la liberté Plus (VF+). Sur le plan social, la mise en place du Black Economic Empowerment (BEE), qui a favorisé l’émergence d’une classe moyenne noire, ainsi que celle de l’affirmative action (quotas raciaux) vont profondément déstabiliser la communauté afrikaner, autrefois habituée à un système économique qui la privilégiait. Dès leur application, les perspectives de carrière des Afrikaners dans l’administration, la police ou l’armée se sont drastiquement réduites. Ce « renversement » de la discrimination a engendré un phénomène nouveau : l’apparition de bidonvilles blancs, auparavant quasi inexistants.
Bien que toujours langue officielle, l’afrikaans a perdu son statut de langue dominante dans l’administration, les médias d’État et l’enseignement supérieur, au profit de l’anglais, voire de langues africaines (l’Afrique du Sud compte onze langues officielles). La loi BELA, sur « l’éducation de base », récemment signée, a encore accentué ces craintes. Si une partie des Afrikaners, notamment les élites économiques et intellectuelles, ont su s’adapter au nouveau contexte post-apartheid en s’intégrant dans une Afrique du Sud multiraciale, d’autres, craignant de voir disparaître leur spécificité culturelle, se sont regroupés dans de nouvelles enclaves qu’ils ont fondées eux-mêmes, comme Kleinfontein ou Orania, garanties par la Constitution, dont la particularité est de n’accueillir aucun Noir africain au sein de leurs communautés. D’autres encore vont plus loin, en prônant l’indépendance totale de la province du Cap, à l’image du Cape Independance Party.
Une économie sous tension, des frustrations croissantes
Mais, trente ans après la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud peine toujours à concrétiser ses promesses de développement. Bien qu’elle demeure la deuxième puissance économique du continent, elle est confrontée à de graves difficultés structurelles qui lui ont fait perdre son rôle de leader au sein des BRICS. Le bilan n’est guère reluisant. Le chômage de masse touche près d’un tiers de la population active, et dépasse 60 % chez les jeunes – principalement parmi les Noirs africains. Les inégalités sociales, héritées du passé mais aggravées par l’inefficacité des politiques de redistribution, demeurent criantes. Selon le Land Audit Report, 70 % des terres appartiennent encore aux Afrikaners ; mais seulement 10 % des exploitations agricoles assurent 80 % de la production alimentaire du pays, qui pourrait s’écrouler si les fermes étaient scindées et remises entre les mains d’agriculteurs inexpérimentés. Un scénario que le Zimbabwe voisin a connu et qui a été un désastre, plongeant l’ancienne Rhodésie du Sud dans un état de catastrophe alimentaire. L’économie sud-africaine est également entravée par une crise énergétique chronique. L’entreprise publique Eskom, au bord de la faillite, impose des « délestages » électriques quotidiens qui paralysent aussi bien les entreprises que les foyers.
Ce manque de fiabilité, combiné à une corruption persistante – qui touche jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, régulièrement éclaboussés par des scandales de grande ampleur –, à l’envolée de la criminalité et à une gouvernance défaillante, a profondément affaibli la confiance des investisseurs et accentué les tensions sociales. Ce climat a favorisé l’émergence de partis d’extrême gauche, tels que les Combattants pour la liberté économique (EFF) de Julius Malema, notoirement connu pour la chanson scandée lors de ses meetings, « Kill the Boers, Kill the farmers » ainsi que pour ses diatribes très controversées contre la minorité blanche.
Leader du quatrième parti d’opposition, Malema a d’ailleurs vigoureusement dénoncé la formation d’un gouvernement d’union nationale entre l’ANC, la DA et le VF+, issu des élections législatives de 2024 – scrutin au cours duquel, pour la première fois, l’ANC a perdu le rôle prépondérant qu’elle détenait depuis les premières élections multiraciales.
Trump, AfriForum et la polémique du « génocide blanc »
C’est dans cette atmosphère troublée, marquée par des tensions civiles et raciales et, dans les rues, de véritables chasses aux immigrés africains, accusés de voler le pain de la bouche des locaux, que le président Cyril Ramaphosa a promulgué, début janvier, une loi d’expropriation aux contours nébuleux, alimentant un peu plus les divisions en Afrique du Sud. Ce dossier a rapidement attiré l’attention de la communauté internationale, notamment celle du président américain Donald Trump, qui a enfoncé le clou en accusant le gouvernement de l’ANC de fermer les yeux sur un prétendu « génocide » visant les Afrikaners. Un sujet qui divise profondément la société sud-africaine. Selon les statistiques officielles publiées par le gouvernement, entre 2010 et 2023, environ 4 000 fermes auraient été attaquées et un millier de fermiers assassinés. Parmi eux figure Eugène Terre’Blanche, chef du Mouvement de résistance afrikaner (AWB), notoirement connu pour avoir pris les armes afin de tenter de préserver le régime d’apartheid.
Ces chiffres sont toutefois contestés par AfriForum, un syndicat de fermiers afrikaners, qui avance plutôt le chiffre de 3 000 agriculteurs tués sur la même période. Souvent critiqué pour ses accointances avec l’extrême droite afrikaner, AfriForum est régulièrement accusé par ses détracteurs d’entretenir une certaine nostalgie de l’apartheid et de constituer un « cercle de défense des privilèges blancs ».
Si plusieurs activistes afrikaners, comme le chanteur populaire Steve Hofmeyr, évoquent sans complexe un « génocide » sur les réseaux sociaux, AfriForum évite pourtant soigneusement ce terme et a même fermement nié qu’une telle réalité existe en Afrique du Sud. Le syndicat a toutefois pointé du doigt les provocations répétées de Julius Malema, qualifiant ses déclarations d’appels explicites à cibler les Blancs. Il est vrai que, replacé dans le contexte d’un pays affichant l’un des taux de criminalité les plus élevés au monde – avec 19 000 meurtres recensés entre janvier et septembre 2024, affectant majoritairement la population noire –, le chiffre avancé par AfriForum paraît dérisoire. Mais pour Donald Trump, il n’y a aucun doute : un « génocide » est bien en cours. Lors de son entretien avec le président Cyril Ramaphosa, le 21 mai 2025, il n’a pas hésité à accuser le gouvernement sud-africain de complicité tacite dans les violences subies par les Afrikaners.
L’ombre d’Elon Musk derrière une instrumentalisation géopolitique ?
À grand renfort de photos et de vidéos truffées d’informations approximatives, Donald Trump a martelé que les Blancs d’Afrique du Sud étaient persécutés : « Les gens fuient l’Afrique du Sud parce qu’ils craignent pour leur vie. Leurs terres sont confisquées et, dans de nombreux cas, ils sont tués », a-t-il asséné au président sud-africain lors de leur rencontre à la Maison Blanche. Une scène humiliante retransmise en direct, qui a provoqué une vive irritation au sein du gouvernement sud-africain, mais qui a été applaudie par les leaders radicaux blancs, notamment ceux d’Orania, qui ont salué le fait que « les meurtres de fermiers soient enfin mis à l’agenda international ».
Pour beaucoup de Sud-Africains, l’ombre d’Elon Musk plane derrière ces accusations. « Les Sud-Africains blancs sont persécutés en raison de leur race dans leur propre pays », a d’ailleurs déclaré le patron de X, Space X et Tesla. Né au cœur du Transvaal, Musk, conseiller officieux de Trump sur ce dossier, est un fervent partisan de la théorie du « génocide blanc » et a été également accusé par certains de nourrir une certaine nostalgie de l’apartheid. « La vérité, c’est que les meurtres dans les fermes ont toujours inclus des Africains [noirs, NDLR], et en plus grand nombre que les Blancs », s’est agacé Senzo Mchunu, ministre de la Police, accusant certaines organisations de manipuler les statistiques à des fins idéologiques.
En février dernier, le président américain a d’ailleurs décidé de suspendre brutalement l’aide financière accordée à l’Afrique du Sud, prétextant que la réforme agraire en cours « violait les droits de l’homme de la minorité blanche du pays ». Pour plusieurs responsables de l’ANC, les accusations de génocide brandies par Donald Trump seraient surtout un prétexte pour saper l’action diplomatique de Pretoria à la Cour internationale de justice. L’Afrique du Sud y a en effet porté plainte contre Israël pour ses exactions présumées en Palestine.
Le malaise persiste, entre mémoire et avenir
Selon un sondage Ipsos de 2022, 57 % des Sud-Africains estiment que les tensions raciales ont augmenté depuis 1994. Une étude parallèle menée la même année par l’Institute for Justice and Reconciliation (IJR) révèle que 59 % des Afrikaners interrogés considèrent que leurs conditions de vie étaient meilleures avant l’arrivée de l’ANC au pouvoir. Par ailleurs, 27 % vont jusqu’à reconnaître que l’apartheid avait « certains avantages ». Toutefois, 70 % d’entre eux affirment ne pas souhaiter le retour à un tel régime, préférant une société plus équitable, sans recours à la discrimination positive, telle que cette idée avait été promue par Nelson Mandela qui avait multiplié les gestes en faveur de ses anciens geôliers – ce qui ne les empêchent pas de se barricader derrière des murs barbelés protégés par des compagnies privées de sécurité.
Parler de « génocide blanc » relève sans doute de l’exagération. Mais les violences contre les fermiers (que l’on pourrait facilement assimiler à du racisme antiblanc), le sentiment de marginalisation et la peur d’un avenir incertain sont bien réels pour une partie de la communauté afrikaner – qui, malgré tout, n’envisage pas un départ massif du pays. En dépit des offres d’accueil formulées par Donald Trump, les Sud-Africains blancs ne se sont pas mobilisés en nombre, préférant rester sur la terre africaine qu’ils considèrent comme la leur depuis des générations. Une cinquantaine de Boers seulement a décidé de franchir le Rubicon, loin des milliers qui auraient posé leur candidatures au départ comme l’affirmait Washington. Reste à savoir si la « nation arc-en-ciel » parviendra un jour à dépasser les fractures du passé – ou si elle n’aura été qu’un mythe fondateur aujourd’hui éclaté.
Illustration : Un classique de la diplomatie trumpienne : embarrasser publiquement les chefs d’État étrangers sans autres preuves que la rumeur publique.