France
Cesser de se mentir
Sous le titre évocateur de Bal des illusions, l’essai de Richard Werly et de François d’Alançon tombe à pic.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
S’interroger sur les compétences de la BCE, c’est en fait s’interroger sur le cadre politique du développement de l’Union européenne, c’est-à-dire sur l’indépendance des organes technocratiques vis-à-vis des États-membres.
Le jugement du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe en date du 5 mai déclarant que les programmes de rachat d’emprunts d’État par la BCE sont « contraires à ses compétences » est tombé comme un coup de tonnerre, même si les attendus de son jugement de 2008 à propos d’une plainte contre le traité de Lisbonne auraient dû attirer l’attention (tout nouveau pas supplémentaire vers l’intégration nécessitera l’approbation explicite du peuple allemand, précisaient les attendus).
Ce texte de 110 pages, dans un allemand qui nécessite que le lecteur s’arrime solidement, mérite une longue étude. Des commentaires hâtifs ont cependant immédiatement jailli : comme la Cour européenne de Luxembourg avait validé les décisions de la BCE, en décembre 2018, celle-ci et la Commission de Bruxelles ont déclaré que le droit européen est supérieur aux droits des États membres, et que l’affaire était ainsi réglée. À l’inverse, les dirigeants polonais et hongrois ont bruyamment salué le coup d’arrêt porté aux ingérences de Bruxelles dans leur politique judiciaire ou en matière de législation d’exception. Dans les deux cas, cela ne correspond pas à l’argumentation de Karlsruhe.
D’autres, en particulier M. Le Maire, ont pensé que ce jugement allait permettre de percer l’abcès, et forcer les États-membres à mettre sur pied un vrai financement communautaire de la dette européenne, inattaquable sur le plan juridique, à la différence des expédients auxquels la BCE et le président Draghi ont eu recours depuis 2015. Cela me semble juridiquement concevable, mais politiquement fort improbable.
Karlsruhe ne conteste pas les compétences de la Cour de Luxembourg, à condition que celle-ci tienne compte de l’évolution du droit communautaire, dans un dialogue méthodique avec les instances des pays membres, et que ses décisions n’apparaissent pas comme « objectivement arbitraires ».
Mais elle a reproché à la BCE et à la Cour de Luxembourg de n’avoir donné aucune indication sur les conséquences du programme de rachat d’emprunts d’État, et d’avoir ainsi agi au-delà de leurs compétences, ultra vires. En effet, selon elle, il faut démontrer la « proportionnalité » entre les avantages et les inconvénients de ce programme, qui excède le mandat statutaire de la BCE : certes, il s’agissait en 2015 de sauver l’eurozone, mais les inconvénients s’accroissent avec le temps, et concernent en particulier les actionnaires, les locataires, les propriétaires immobiliers, les épargnants, les assurances-vie, et aussi le fait que l’euro devient de plus en plus dépendant de la politique des États-membres, car il devient de plus en plus difficile, avec les volumes croissants, de stopper et de démonter le programme d’achats.
Or, selon la Cour, Luxembourg aurait dû fonder son jugement sur une telle étude de la « proportionnalité » avant d’approuver le programme de rachat. Ce n’est donc pas celui-ci en tant que tel qui est condamné, même si, comme certains le pensent, il dépasse le mandat de la BCE (qui est fondamentalement d’assurer la stabilité de l’euro avec un taux d’inflation ne dépassant pas 2 %). Mais dans la tradition juridique allemande, qui ne se contente pas du pied de la lettre, un dépassement d’un mandat statutaire peut être admis s’il est fondé sur une argumentation recevable, en cas d’urgence.
On est donc loin des commentaires simplistes, et ces lignes sont déjà trop rapides pour rendre complètement compte d’une argumentation juridique très serrée. Mais, et là on entre in medias res, Karlsruhe donne trois mois à la BCE pour produire cette évaluation de la « proportionnalité » entre avantages et inconvénients de son programme. Si elle ne le fait pas, estime le Tribunal, la Bundesbank devra cesser de participer au programme d’achats, car le gouvernement fédéral et le Bundestag ne seraient pas en état de juger si la proportionnalité entre les nécessités monétaires et les conséquences économiques, financières et budgétaires est respectée, ce qui est, selon Karlsruhe, leur obligation. La Bundesbank est également obligée de s’engager à faire baisser (même si ce n’est qu’à long terme et dans une politique agréée au sein du système de l’euro) le montant des emprunts d’État acquis par la BCE, car à terme ceux-ci pourraient remettre en cause son indépendance.
La Commission de Bruxelles a déclaré que si on en arrivait là, elle porterait plainte contre la RFA à Luxembourg. On s’engagerait alors dans des débats juridiques que je ne peux pas prévoir. Mais, sur le plan concret, il faut admettre que la Bundesbank devra suivre l’injonction de Karlsruhe (comme elle s’est constamment opposée au programme de la BCE, cela ne lui demandera pas un grand effort). Sauf si la BCE produisait l’argumentaire demandé, ce qui reviendrait à admettre l’argumentation de Karlsruhe, et donc à reconnaître qu’elle ne peut pas être totalement indépendante des États. Très difficile pour la BCE et la Commission ! C’est tout l’équilibre au sein de l’Union qui est en jeu.
Mais, sinon, que pourrait-il se passer ? L’Italie serait en effet très vite sur la sellette (peut-être aussi la France…) avec un risque certain pour la zone euro, comme en 2015 au moment de la crise grecque, pourtant moins grave en proportion. Ou bien on trouve un nouveau système, dans le cadre des traité existants pour diminuer l’écart des taux d’intérêt entre pays membres tout en restant juste en-dessous des 2 % d’inflation, ou bien on modifie les traités pour permettre de façon ou d’une autre la communautarisation de la dette européenne, soit en se limitant à l’émission d’eurobonds pour des programmes spécifiques, ce qui est la position française, soit en allant jusqu’à une mutualisation de la dette correspondant à une vision fédérale de l’Union européenne.
Mais l’accord unanime de tous les membres de l’Union serait nécessaire. Et d’abord celui de la RFA. Or ses dirigeants, même s’ils sont davantage prêts à envisager au moins des eurobonds depuis quelques mois (mais pas une Transferunion !) devront tenir compte de leurs électeurs, peu satisfaits par des taux d’intérêt négatifs qui érodent leur épargne, leurs complémentaires retraite, etc., avec en outre une bulle immobilière dans les grandes villes. Si on leur explique que Berlin va refinancer la dette française tandis que Paris multiplie les cadeaux à toutes les catégories possibles, cela sera très difficile à faire admettre.
Une possibilité ne doit pas être oubliée : elle correspond à une analyse de quatre grands économistes allemands et suisses publiée en 2005. Ils pensaient que la zone euro devrait un jour se transformer en un système plus complexe, divisé entre un « euro fort » et un « euro faible », dont la parité serait évidemment établie de façon négociée entre les deux sous-ensembles. Ce serait la seule façon de procéder à la dévaluation dont certains pays auraient besoin pour retrouver l’équilibre. Ce scénario suscitait en général l’hilarité en France. Le jugement de Karlsruhe le rend moins invraisemblable…
Mais au-delà de ces questions complexes, aux développements largement imprévisibles, il reste l’aspect le plus important du jugement de Karlsruhe : la condamnation sans détour du système permettant à la Commission et à la Cour de Luxembourg d’élargir constamment leurs compétences par une sorte de ping-pong juridique entre les deux. « Les États membres restent les maîtres des traités, même après le traité de Lisbonne, et le seuil conduisant à un état fédéral n’a pas été franchi… Si les États membres renonçaient complètement à leur appréciation des compétences, celle-ci serait transférée aux seuls organes de l’Union, même si leur interprétation du droit conduisait en fait à une modification des traités ou à un élargissement de leurs compétences… La Cour de Luxembourg accorde à la BCE un élargissement de compétence rampant et décidé par elle-même, ou au moins déclare celui-ci impossible à contrôler juridiquement… ».
Le lecteur de Politique Magazine ressentira peut-être le même sentiment de joie ineffable que Saint-Simon, lors du lit de justice qui cassa le testament de Louis XIV ? « Tout portait, tout était législatif… ». Mais le Tribunal de Karlsruhe n’a jamais dissimulé (jugement de 2008) qu’un saut fédéral était parfaitement admissible, à condition que le peuple allemand l’approuve. On en revient donc à la sphère politique, à laquelle la sphère judiciaire a eu de plus en plus tendance à vouloir se substituer. Ce sera, à mon avis, la signification historique du jugement du 5 mai : il ne préjuge pas de l’avenir de l’UE, mais il en recadre le développement.
Illustration : En matière de souveraineté nationale, la tradition a du bon. Juge du Bundesverfassungsgericht, le tribunal constitutionnel fédéral.