La conquête du Haut-Karabagh (ou Artsakh) par Ilham Aliyev, président musulman de l’Azerbaïdjan, ne peut se comprendre que dans une perspective panturquiste, dont les Arméniens ont été les constantes victimes.
Suite à l’instauration de la domination turque ottomane et perse séfévide, les Arméniens ont subi une oppression culturelle, religieuse et juridique qui a duré plusieurs siècles. La Russie, quand elle a conquis le Caucase, n’a guère non plus été favorable aux Arméniens, allant même jusqu’à favoriser les Azéris (groupe ethnique d’origine turcique) lors des premiers pogroms anti-arméniens de 1905. Dans ce contexte et face à l’oppression très dure exercée par la domination musulmane contre les Arméniens sous l’empire ottoman, qui s’est intensifiée dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement national arménien du XIXe siècle a conjugué revendication de la liberté du peuple arménien, émancipation sociale et autodéfense. Cependant l’oppression subie par les Arméniens dans l’empire ottoman s’est encore accrue avec les massacres hamidiens entre 1894 et 1896. Enfin, le génocide accompli par la mouvance proto-fasciste des Jeunes-Turcs s’est traduit par l’élimination des hommes et une « turquisation » accompagnée d’une islamisation ciblant les jeunes filles et les enfants dans une logique mêlant mobiles esclavagistes et absorption culturelle par un déracinement complet visant à « reprogrammer » une population au préalable traumatisée.
Pris entre la Turquie et la pression des bolcheviks, le mouvement national arménien dut concéder en 1921 la transformation de l’Arménie en République soviétique et la perte d’une grande partie des territoires historiquement arméniens. En 1921, le Nakhitchevan (à population majoritairement d’origine turque) et le Haut-Karabagh, ou Artsakh (à claire majorité arménienne) ont été l’un et l’autre attribués à l’Azerbaïdjan.
Dans le contexte de l’effondrement de l’URSS, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont entrés en conflit suite à des pogroms de la population arménienne à Soumgait et à Bakou, et à une volonté azerbaïdjanaise de « désarméniser » l’Artsakh. Dans une guerre de cinq ans, l’héroïsme des combattants arméniens a permis la libération de l’Artsakh et l’établissement d’un territoire continu entre l’Artsakh et l’Arménie, en 1994. Cependant l’Azerbaïdjan n’a jamais accepté la perte de l’Artsakh et des territoires environnants. Pendant les quinze années suivantes, la position de l’Azerbaïdjan s’est renforcée grâce au pétrole de la mer Caspienne et à une démographie dynamique, là où celle de l’Arménie était stagnante, ce qui a mécaniquement augmenté les effectifs mobilisables de l’Azerbaïdjan.
En septembre 2020, le président de la République azerbaïdjanais Ilham Aliyev, dont la dictature raciste a toujours alimenté la haine des Arméniens, a lancé une opération militaire pour conquérir l’Artsakh. L’armée azérie a bénéficié d’un soutien direct de la Turquie, de drones israéliens et de mercenaires panturquistes ou islamistes syriens que la Turquie a transférés en Azerbaïdjan. Face à cela l’Arménie n’a reçu qu’un soutien verbal (et encore) de la part des pays européens. La Russie a joué un rôle ambigu, priorisant ses intérêts nationaux et obtenant ainsi de pouvoir réimplanter ses forces militaires dans le Sud-Caucase comme forces d’interposition.
L’expansionnisme néo-ottoman et le panturquisme
Pourquoi la Turquie a-t-elle soutenu très directement l’Azerbaïdjan ? La synthèse turco-islamique a été théorisée par l’extrême droite turque dans les années 70 et adoptée par le régime militaire turc des années 80. Celle-ci considère la Turquie comme la synthèse de la culture turque d’Asie centrale et de l’islam. Malgré des différences avec le kémalisme, qui était hostile à l’expression de l’islam dans l’espace public, elle le rejoint dans la définition de l’ami et de l’ennemi, le kémalisme ayant en pratique défini le Turc comme musulman non-arabe et ayant parachevé le génocide de la population chrétienne d’Asie mineure opéré par les unionistes. Cela ainsi que la vision de l’extrême droite turque fantasmant sur le « touranisme » (unifiant tous les pays turcophones) a entraîné de nettes ambitions de ces milieux en 1990 autour de l’Azerbaïdjan et de l’Asie centrale. Dès 1920, les unionistes ont dirigé une « armée de l’Islam » visant à éliminer la présence arménienne et chrétienne dans le Caucase.
Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, a activé un autre référentiel néo-ottoman centré sur la Turquie comme pays leader du monde musulman. Cependant, à partir du coup d’état raté de 2015 et du rapprochement entre l’AKP islamiste et le MHP nationaliste et panturquiste, ces deux discours ont fusionné, fusion facilitée par le fait que la synthèse turco-islamique définit l’islam comme une composante cruciale de l’identité turque.
Le silence de l’UE
L’UE est restée inactive, dans le meilleur des cas. Des intérêts économiques et la peur de l’arrivée de migrants que la Turquie retient sur son sol (car les pays de l’UE ne veulent ni les voir arriver, ni les repousser eux-mêmes) ont certes paralysé l’UE. Mais des facteurs plus profonds ont pu jouer. Certains pays comme la Hongrie fantasment une identité commune « turcomongole » avec la Turquie qui amène des courants néo-païens (tengristes) locaux à se sentir proches de la vision identitaire et géopolitique de la Turquie en « oubliant » que la définition turque inclut un référentiel islamique. Enfin et surtout l’UE a peur d’une diaspora turque massivement liée à son pays d’origine et à l’idéologie au pouvoir, organisée et prête à l’action de rue. Il y avait un million et demi d’électeurs turcs en Allemagne à la dernière élection turque. Parmi ceux ayant voté, soit la moitié, les deux tiers ont voté pour Erdogan et pour l’alliance AKP-MHP. L’UE, conçue pour sortir de l’histoire par l’empire du droit et du commerce, redécouvre un monde géopolitique de froids rapports de force qui l’effare et l’effraye.
Les penseurs libéraux qui, tel Olivier Roy, disent que l’Arménie a eu tort de compter sur une solidarité chrétienne avec la Russie, ont raison. Mais la géopolitique peut être guidée par des sympathies religieuses, civilisationnelles ou idéologiques si les courants portant sont assez forts. Nous devons réveiller en nous ce patriotisme chrétien, dont parle René Grousset dans L’épopée des croisades, et lui donner des applications concrètes.
Les dernières prises de décision
Des appels se multiplient à la reconnaissance de l’Artsakh par les pays occidentaux (dont on peut noter qu’ils ont été plus prompts à reconnaître le Kosovo). Une telle reconnaissance renforcerait la position géopolitique de l’Arménie. La Russie, quant à elle, semble considérer que sa position lui a été bénéfique. On peut espérer qu’elle se place dans une logique d’opposition à la Turquie, qui l’amènerait à soutenir l’Arménie. Enfin la Turquie, tout en se félicitant dans une exaltation islamo-nationaliste des succès azéris (qui, selon Erdogan, permettent au Haut-Karabagh de « reprendre sa place à l’ombre du croissant »), insiste pour établir un centre de contrôle conjoint du cessez-le-feu avec la Russie, dont on peut espérer qu’il ne sera pas situé sur le territoire historique de l’Artsakh.
Illustration : Les morts du Haut-Karabagh auront-ils des tombes ? Les Azéris détruisent systématiquement les traces de l’héritage arménien, y compris les cimetières, comme celui de Djoulfa, transformé en terrain militaire.