Ce n’est certes pas une révélation d’affirmer que, dans notre pays, depuis le milieu (au moins) du XXe siècle, les idées de gauche inspirent souverainement nos pouvoirs publics, nos institutions, et nos « élites », à commencer par notre corps enseignant (du maître d’école au professeur d’université), notre intelligentsia, notre classe médiatique, et notre société, conditionnée par eux tous.
Ce n’en est pas une non plus que de constater que ce phénomène socioculturel et politico-idéologique sans précédent a crû et embelli dans des proportions faramineuses depuis les années Mitterrand, qui ont consacré la domination de la gauche sur notre nation par le parachèvement de sa mainmise sur la culture et par sa conquête de la sphère politique, en laquelle elle est parvenue à imposer ses valeurs et ses principes à tous les partis, y compris ceux de droite, qui se défendent de l’accusation ou du soupçon de ne pas les partager, méritant ainsi l’appellation de « droite républicaine ».
Désormais, il est interdit de ne pas se réclamer des valeurs et principes moraux et politiques de la gauche, même si on se revendique de droite. L’homme de gauche, l’homo sinister (une appellation particulièrement bien sonnante) est l’homme normal, le seul homme (ou femme) légitimement moral et admissible. Il est immoral d’être de droite, de professer des valeurs ou de se réclamer de principes non reconnus par la gauche. Et ainsi, on définit, en politique, un « arc républicain » englobant la totalité de la gauche (y compris la plus extrémiste) et la droite libérale conservatrice, arc républicain qui se mue en « front républicain » lorsque le Rassemblement National, incarnant la droite non républicaine, la maudite extrême droite, semble devoir remporter un succès d’importance lors d’une échéance électorale majeure. Soit le totalitarisme soft dans toute sa splendeur.
L’alignement de la justice sur les sentiments d’une foule conditionnée
Il était normal que l’institution judiciaire s’adaptât à cette évolution éthique et politique de notre société. Les juges rouges, minorité tapageuse durant les années 1970, sont devenus les maîtres, et leur conception de la justice est partagée par presque tous les magistrats français, depuis le petit président de tribunal de simple police jusqu’au président de la Cour de cassation (sans parler des membres du Conseil Constitutionnel, issus de la politique, ou du Conseil d’État, relevant de la haute fonction publique). Dans ces conditions, il était logique que le droit prétendît découler de la morale, au lieu de s’en tenir à la raison comme cela avait toujours été le cas. La dernière manifestation de cet aggiornamento hypocritement moral et réellement idéologique et politique de la justice tient dans la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 qui a rendu obligatoire l’exécution d’une peine nonobstant la procédure d’appel lancée par le justiciable qui s’en trouve frappé, sauf si le juge estime expressément qu’elle n’est pas nécessaire. Ainsi, Marine Le Pen, puis Nicolas Sarkozy, sont condamnés chacun à une peine de prison ferme (aménagée dans le premier cas, non dans le second), et l’ancienne présidente du RN se trouve dans l’incapacité de faire acte de candidature à la présidentielle de 2027 (à moins qu’un jugement en appel, en 2026, invalide la sanction dont elle fait actuellement l’objet). Il s’agit là d’un net recul de l’état de droit. Désormais, un prévenu connaîtra la prison ou l’obligation de s’acquitter d’une peine financière (peut-être ruineuse) même s’il conteste sa condamnation de première instance, et alors même qu’un jugement en appel l’exonérera de l’une ou de l’autre. Le jugement en appel – définitif – qui aura prononcé son acquittement, lui aura épargné la peine de prison ou aura annulé ou réduit sa peine financière, ne lui aura pas évité d’être privé de sa liberté pendant un certain temps (qui aura pu durer plusieurs mois, voire une ou deux années), ni d’être ruiné ou, à tout le moins, de voir ses avoirs financiers sérieusement amputés. De ce point de vue, l’exécution provisoire d’une peine constitue une véritable injustice, puisque le jugement l’imposant peut être totalement invalidé par un jugement d’appel, définitif, lui. La loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 a introduit l’injustice au cœur même de la justice ; elle a légitimé l’injustice.
Or, cette injustice n’est pas perçue par nos compatriotes, tout au contraire. Un sondage récent révèle que 64 % d’entre eux sont favorables à l’exécution provisoire d’une peine. Il est vrai que cette mesure a frappé récemment deux personnalités politiques de premier plan, en une période où les Français sont particulièrement écœurés par leurs élus. Il est vrai aussi qu’elle n’est appliquée qu’à l’encontre de notables de la politique ou de puissants financiers ou industriels, en des affaires particulièrement sulfureuses, et que, de toute façon, elle n’est prononcée que dans 5 % des jugements. Elle n’en constitue pas moins une injustice, et, comme nous le disions, une insertion de l’injustice dans un jugement qui se doit d’être juste et prétend l’être. Et son caractère injuste apparaît dans le fait même qu’à l’évidence elle a été instituée pour complaire à une opinion publique très remontée – non sans raisons, reconnaissons-le – contre les représentants des élites, auxquels elle est prioritairement appliquée. Elle institue une rupture dans l’état de droit dans la mesure où elle tend à aligner démagogiquement le droit sur les passions, les sentiments, les préjugés et les partis-pris populaires, alors qu’il doit procéder de la raison. On ne sert pas la morale en épousant les sentiments, les engouements et les rejets de la foule. Et on n’assure pas une bonne justice en s’écartant de la raison, qui, certes, ne s’accorde pas toujours, loin s’en faut, avec les emballements et les aversions du peuple.
Une justice contraire à la raison, à la morale et au droit
Vox populi, vox Dei, pensent les démagogues. On ferait bien de méditer sur l’origine de cette citation en laquelle beaucoup voient une profession de foi démocratique. Elle est extraite d’une lettre écrite – en latin – par Alcuin à Charlemagne au début du IXe siècle en une phrase dont voici la traduction française : « Et ces gens qui continuent à dire que la voix du peuple est la voix de Dieu [Vox populi, vox Dei] ne devraient pas être écoutés, car la nature turbulente de la foule est toujours très proche de la folie ». Ce vieux sage, très écouté du roi des Francs puis empereur d’Occident montrait, en ces mots, beaucoup de lucidité. Mais on ne saurait en dire autant de nos compatriotes qui, eux, croient que la loi du plus grand nombre coïncide avec celles de la morale et de la raison. Ils ne discernent pas l’injustice inhérente à cette confusion, et ne voient pas qu’elle ne frappe pas seulement les puissants. Le cas de Cédric Jubillar le montre à l’envi. Rien ni personne ne peut prouver que cet homme (certes peu recommandable et fort antipathique) est coupable du prétendu meurtre dont on l’accuse. Mais les médias et l’opinion publique qu’ils ont conditionnée ont décidé qu’il l’était, et tous les journalistes ayant traité de cette affaire ont orienté leurs exposés et leurs reportages dans le sens de sa culpabilité. Ils semblaient s’indigner, à mots couverts, de l’obstination de l’accusé à protester de son innocence malgré les présomptions contre lui et en dépit des sentiments à son égard des proches de son épouse disparue. On semblait lui reprocher de persister à se déclarer innocent alors que ces derniers, effondrés, avaient tant besoin d’un coupable, et qu’il fût ce coupable, lui, ce mari violent.
Cette assimilation de la justice à la satisfaction (implicitement présentée comme légitime) des sentiments de la foule est, en réalité, contraire à la raison, au droit et à la morale, dans le cas des scandales financiers et/ou politiques ou des crimes ou délits de droit commun. Hélas, en France, elle est considérée comme on ne peut plus normale car conforme à l’idéologie égalitaire, démagogique et totalitaire qui imbibe notre société.
Illustration : Les avocats de Cédric Jubillar au moment du verdict. La cour justifie sa condamnation entre autres par le fait que l’accusé « n’a donné aucune information sur l’endroit où se trouve le corps de son épouse [et pour cause, il nie l’avoir tuée !], privant la famille de cette dernière d’un lieu de recueillement ».
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