À quoi sert une « chambre haute » qui n’a jamais le dernier mot ? Et qui n’est même pas branchée sur le peuple, et qui n’a en fait qu’une stratégie : subsister, en évitant tous les sujets qui fâchent dès qu’arrivent les municipales ? Pas à grand-chose.
Depuis quelques années, la chambre haute se singularise parce qu’elle est la seule assemblée parlementaire où règne encore une apparence de stabilité et même de rationalité avec un travail de fond et une ambiance courtoise. En effet, elle présente un clivage stable avec une droite et une gauche bien identifiées. Mais surtout, elle offre encore dans les débats une relative courtoisie qui manque cruellement aux échanges brutaux entre les députés. Dans la fracturation du monde politique aux repères de plus en plus flous, le Sénat échappe – encore – aux tendances nationales. Récemment, certains textes ont été adoptés grâce à cette assemblée. Mais la vie politique et les Français sont-ils pour autant réconciliés avec le Sénat ? Ce n’est pas prouvé… Une hirondelle ne fait pas le printemps.
Le Sénat n’a jamais vraiment le dernier mot
Si l’on excepte les textes constitutionnels pour lesquels aucune assemblée n’a le dernier mot, pour les autres textes, y compris le budget, c’est l’Assemblée nationale qui tranche ultimement après une dernière lecture qui confirme la divergence entre les deux chambres. Cette lecture intervient elle-même après une commission mixte paritaire infructueuse. Cela est même patent pour les lois de finance qui désignent le Budget adopté pour l’année qui suit. Mais la configuration d’une Assemblée nationale fragmentée facilite le travail du Sénat qui, disons-le, part « groupé » et même uni. Pour autant, il faut y voir un « effet de loupe » due aux circonstances actuelles. Une Assemblée nationale sans majorité de la part de quiconque constitue une situation inédite, surtout quand on retrouve des députés comme Marine Le Pen, Mathilde Panot ou Sandrine Rousseau. Dans ce contexte, le Sénat donne un quitus de stabilité. Mais au passage, certains textes ont résisté aux oppositions du Sénat, comme on l’a vu pour la réforme électorale dite « PLM ». La droite sénatoriale s’était vivement opposée à cette loi qui changeait le mode de scrutin en permettant aux lyonnais, aux marseillais et aux parisiens de désigner sur toute leur ville et non par arrondissement les élus qui éliront leur maire. Pour quelles raisons ? Le risque de voir Rachida Dati avoir la main sur la liste des conseillers de Paris, car ce sont eux qui désignent les grands électeurs qui votent pour les sénateurs parisiens… Le Sénat avait invoqué l’impossibilité de modifier le mode de scrutin à moins d’un an avant les élections (il s’agit d’un principe législatif, pas constitutionnel), oubliant qu’un mois plus tôt, il avait voté une réforme bien plus ambitieuse qui étendait dans la France entière le scrutin de liste proportionnel à toutes les communes de moins de 1000 habitants : le Conseil constitutionnel n’avait pas censuré ce texte en écartant ce principe nullement constitutionnel. Curieusement, certains sénateurs avaient quand même défendu mordicus l’impossibilité de changer les règles du jeu à Paris. Le Sénat n’a pas eu de dernier mot, car cette fois-ci, il y a eu une majorité à l’Assemblée nationale, réunissant les Insoumis et le RN. Bref, dès que les députés partent unis, l’opposition du Sénat à un texte tient difficilement, voire s’efface. Cette anecdote est révélatrice d’un rapport de force qui ne change pas, même quand la composition de l’Assemblée nationale est éclatée : il suffit d’avoir une majorité sur un projet ou une proposition de loi pour que la résistance du Sénat s’affaiblisse.
Une assemblée méconnue par l’opinion
Le travail sénatorial est incontestablement un travail de qualité avec notamment une administration qui produit des textes et des rapports bien rédigés. L’expertise des administrateurs est reconnue et les sénateurs eux-mêmes présentent une certaine solidité. Dans le travail dit de contrôle – celui qui permet à une assemblée parlementaire de contrôler le Gouvernement et l’administration –, le Sénat a initié un grand nombre de démarches à l’instar des commissions d’enquête et des différentes missions d’information. Il a ainsi fait le point sur des dysfonctionnements patents. Récemment, il s’est même emparé du vol du Musée du Louvre au point que les chaînes d’information ont retransmis en direct les interpellations qui ont eu lieu au Sénat pendant la séance des questions au Gouvernement ou lors de la réunion de sa commission de la Culture. Mais ce regain d’attention, médiatique est un peu l’arbre qui cache la forêt. Car en réalité, ces démarches ne débouchent sur pas grand-chose à part peut-être la loi sur le narcotrafic qui avait été initiée par un rapport sénatorial significatif. Et c’est là que le bât blesse, car toute cette littérature ne franchit guère l’enceinte du Palais du Luxembourg. La presse relaye peu les rapports sénatoriaux, même quand ils sont assez tonitruants ou sans concession. Mais c’est surtout le monde politique qui n’en a cure. L’exécutif ne prend guère en compte telle proposition de réforme et rit même au nez des sénateurs. Il y a quelques années, le Sénat avait proposé que les préfets soient nommés par Matignon et échappe au contrôle de Beauvau. On imagine la frayeur du chef de l’État ! À ce sujet, l’affaire Benalla avait mis au centre des attentions publiques le Sénat : une commission d’enquête avait été instituée peu de temps après les révélations auprès du grand public en juillet 2018. L’enquête avait même été médiatisée avec l’ancien chargé de mission de l’Élysée convoqué au Sénat sous l’œil des caméras. Les auditions avaient été intenses avec de nombreux dysfonctionnements pointés dans la sécurité de l’Elysée qui échappait en fait et même en droit au ministère de l’Intérieur. De nombreuses défaillances avaient été soulignées. Il devait même y avoir des suites judiciaires, car normalement, une commission d’enquête transmet les faits à la justice. Le parquet fut en effet saisi. Ce devait être le scandale du siècle. Tout était prêt. Puis… plus rien. L’affaire fut oubliée et la crise des Gilets jaunes mit d’autres problèmes sur le devant de la scène, une actualité chassant l’autre. La justice non plus n’a pas non plus donné d’ampleur à cette affaire. Alexandre Benalla peut commenter l’actualité. Mais surtout, Macron n’a pas été effrayé en étant réélu quelques années plus tard. On mesure les limites de l’exercice. Cette affaire illustre la difficulté pour le Sénat de se faire connaître et reconnaître au-delà de son enceinte. Pourtant, tout était réuni pour qu’il devînt un véritable contre-pouvoir. Or il est juste une chambre qui échappe aux humeurs des électeurs et de la situation baroque née de la réélection de Macron en 2022 et de la dissolution ratée de juin 2024.
Une difficulté structurelle ?
Le Sénat est une assemblée parlementaire : il représente certes les collectivités locales, mais aussi la Nation. Comme l’Assemblée nationale, il vote la loi et contrôle le Gouvernement. Les sénateurs ont les mêmes droits et prérogatives que les députés. Ils peuvent ainsi poser des questions aux ministres ou déposer des amendements. Sur le papier, rien ne distingue donc un député d’un sénateur. Sauf peut-être leur mode d’élection, car le sénateur est élu au suffrage universel indirect par un collège électoral composé majoritairement d’élus municipaux. Cette exigence a même valeur constitutionnelle : si le collège électoral sénatorial était composé principalement de simples citoyens sans mandats électifs, le Sénat ne représenterait alors plus les collectivités territoriales. Les sénateurs sont plutôt des « super élus locaux » désignés par les élus locaux eux-mêmes. Au passage, si on élisait directement les Sénateurs, le Sénat deviendrait une Assemblée nationale bis, ce qui ferait perdre à cette chambre toute spécificité institutionnelle. Autrement dit, la base électorale du Sénat est un microcosme distinct du monde ordinaire des citoyens, sans que cela soit péjoratif. Le monde des communes n’est clairement pas celui des électeurs : c’est un autre univers politique dont les codes et les enjeux ne sont pas ceux des citoyens. Les problématiques ne sont plus les mêmes, quand bien même les élus locaux subissent l’insécurité et constatent aussi les fractures identitaires. Or les électeurs identifient le président de la république, le maire, voire leurs députés. Mais ils identifient moins les élus qu’ils ne désignent pas directement. C’est la grande difficulté du Sénat qui pâtit d’un problème d’identification, car il n’est tout simplement pas identifiable.
Illustration : Le Sage de la Chambre Haute en train de méditer sur la France.
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