Il est évidemment trop tôt (et il serait même présomptueux de le faire) pour pronostiquer la disparition de l’humanité, quand bien même une certaine pensée écologiste extrême appellerait sa disparition rapide pour le plus grand bien supposé de Gaïa, cette mère-nature divinisée – qui, paradoxalement, disparaitrait du même coup, elle aussi, dans l’indifférence sépulcrale de son abandon puisque plus personne ne serait en mesure de l’entendre.
Cependant, peut-on en dire autant de l’homme ? Celui-ci ne s’est-il pas déserté lui-même ? Cet homme n’est pas sans faire penser à l’homme spenglerien du Déclin de l’Occident. D’ailleurs un tel rapprochement n’a rien d’artificiel ou de vain si l’on veut bien se souvenir que Nietzsche, celui du « dernier homme », était aussi celui de l’amor fati que l’on trouve au fondement du stoïcisme héroïque de Spengler. Cette désertion de l’homme de lui-même peut s’analyser comme une perte de tenue de cet homme en lui-même, passé le « Grand Midi » de sa force pleine et de sa maturité. Pour bien cerner son effondrement et pour en saisir les causes, l’on se tournera vers le regretté Jean-François Mattéi (1941-2014) qui emploie, quant à lui, le terme de dévastation : « ’’devastare’’, c’est précisément ’’rendre désert’’, ’’faire le vide’’, de sorte que la dévastation est l’action d’un homme qui se déserte lui-même et du monde » (L’Homme dévasté. Essai sur la déconstruction de la culture, 2015). C’est justement ce qui caractérise le nihilisme, cette tentation du néant que Nietzsche, encore et toujours, avait diagnostiqué en prophétisant l’avènement du dernier homme, celui qui cligne de l’œil par dérision, incapable où il se trouve d’être au monde. Tout en lui aspire à la laideur, au désordre, à l’impasse. S’il exulte de la mort de Dieu, est-ce parce qu’il ne voit pas qu’il est lui-même déjà trépassé faute d’avoir préservé (ou conservé : le dernier homme renverse tout par-dessus bord et ne conserve rien à commencer par lui-même) ses points d’appuis. C’est bien simple, nous enseigne Mattéi, l’homme dévasté est d’abord un homme déconstruit, soit celui qui n’est soutenu par aucune architectonique, parce qu’il a perdu le souvenir de toute idée des fondations : « tout ce qui relevait, dans les discours de la tradition, d’un principe, d’une fondation ou d’un centre, c’est-à-dire d’une source de sens, a été répudié comme une illusion. […] La déconstruction a donc pour but de désagréger ce qui relève du principe, arché, et de disséminer les figures majeures de l’architectonique : le roi comme origine de la cité, le père comme origine de l’homme, le soleil comme origine de la vie, et finalement Dieu comme origine du monde ».
Tout est devenu simulacre, idolâtrie, subversion, dérision, relativisme
Rien que de très logique, en somme ; privé de port d’attache ou de lieu d’ancrage, l’homme dévasté a exhérédé la mémoire de son origine parce qu’il s’est fermé à l’Idée, sans laquelle il lui est impossible de se connaître, de se reconnaître donc de s’orienter. Dans ses Principes de la philosophie du droit, Hegel définissait la raison comme un « édifice bien formé », identifié à l’Idée conçue comme guide de la connaissance. En ce sens, note Mattéi, « l’idée est architectonique » et la raison apparaît comme cette architecture que l’on peut définir comme l’ordonnancement de la connaissance inspirée par l’Idée. La notion d’ordre est inhérente à toute architectonique. Kant, qui fut pourtant un contempteur de la métaphysique, ne pouvait échapper à l’esquisse d’une « architectonique de toute connaissance provenant de la raison pure » (Critique de la raison pure, 1781). Il faut bien comprendre que toute architectonique donne à voir une harmonie, soit une géométrie des formes, des tons, des sons, des mots et des couleurs tirée de l’agencement cohérent des parties qui assurent l’équilibre du tout. L’architectonique participe de l’ordre du monde, attendu que tous les éléments le composant sont liés entre eux, au point que le plus infime bouleversement « tectonique » est susceptible d’engendrer d’incalculables conséquences. L’arché pris, non pas au sens d’origine, mais comme commandement, s’en trouve fragilisé, l’idée ne présidant plus à la raison laissée au mouvement désarticulé et dévergondé d’elle-même. Jadis, dans leur intuitive sagesse, les antiques reliaient cet ordre du monde au cosmos que Platon entendait comme la « communauté du ciel et de la terre, des dieux et des hommes » (Gorgias). Mattéi souligne fort pertinemment que ce cosmos était conçu comme un système, soit « la construction d’un ajointement harmonieux ou symphonique », au sens musical du mot évoquant « la consonance d’éléments adaptés les uns aux autres ». En répudiant toute architectonique, notre époque se condamne à la stérilité nihiliste en tous les domaines (le corps, le langage, l’art, la politique, etc.). Sous la poussée des prescripteurs du néant et de leurs épigones, c’est tout l’édifice platonicien de la philosophie occidentale qui est contesté, nié, détruit. Tout est devenu simulacre (copie falsifiée et frelatée de l’idée), idolâtrie, subversion, dérision, relativisme, le tout mis en scène dans un spectacle du faux, du laid et de l’insane que n’auraient sûrement pas renié Baudrillard et Debord.