En 1995, Sciences Po s’ouvre à l’international : les notes s’envolent, les budgets aussi, les étudiants augmentent, les cabinets de consultants débarquent, la direction devient un cénacle parisien infusé par le monde politique et médiatique. Aujourd’hui, Sciences, encombrée et endettée, ressemble à un Titanic.
Le matin du 4 avril 2012, les radios françaises annoncent la mort brutale de Richard Descoings, directeur de Sciences Po, dans un hôtel new-yorkais. C’est sans doute la première fois que le décès d’un responsable d’un établissement d’enseignement supérieur, qui ne s’est signalé par aucune œuvre scientifique majeure, bénéficie d’une telle annonce médiatique. L’hommage qui est rendu au directeur de l’IEP en l’église Saint-Sulpice, quelques jours plus tard, tient lieu de funérailles nationales.
Si cette information connaît une telle audience, c’est que depuis quelques années l’école de la rue Saint-Guillaume est sous les feux de la rampe pour le meilleur et, surtout, pour le pire. Et cela dure encore. Onze mois avant la mort du directeur, la Cour des comptes avait cru bon de relever pêle-mêle « un système opaque de rémunération des salariés » dont celle des dirigeants, « des emprunts aventureux », un pilotage sans visibilité d’un budget qui passe de 78 à 127 millions d’euros en cinq ans (2005-2010). À cela s’ajoutent des peccadilles comme le fait que certains des enseignants-chercheurs trouvent astucieux de faire louer leur propre appartement parisien par Sciences Po afin de compléter leurs fins de mois. Abus de bien sociaux ne nuit pas…
Mais cette crise, au demeurant locale, parisienne même, n’aurait pas connu une telle notoriété si la « vieille dame » de la rue Saint-Guillaume n’avait pas connu une métamorphose qui devait bousculer le système d’enseignement supérieur français et, même, toucher à bien des points sensibles de l’identité nationale.
La finance triomphante
C’est l’histoire d’une valse à trois temps : « internationalisation », « démocratisation », « universitarisation ». Dès 1995, Sciences Po s’engage sur la voie d’une « ouverture à l’international », c’est-à-dire recruter davantage d’étudiants étrangers et, en contrepartie, offrir aux Français la possibilité d’un séjour de longue durée ailleurs. Pour cela il faut « s’adapter », « pragmatisme » est alors le mot fétiche. Ainsi, avec sept ans d’avance sur les universités et le fameux processus de Lisbonne, Sciences Po affirme positionner son diplôme à bac + 5, les enseignements sont répartis par semestre afin d’assouplir les échanges, le calendrier des études devient celui des universités américaines. Finies, les notes qui flirtent avec la moyenne de 10 sur 20, dès lors les 16 et les 18 sont permis et encouragés, les cours en anglais se multiplient. En 2000, c’est tout l’enseignement de l’IEP qui abandonne sa singularité pour proposer une carte « à l’américaine ». Cela amène le succès. Le nombre d’étudiants augmente, français comme étrangers, d’autant que Sciences Po s’ouvre aux bacheliers de l’année qui ne veulent ni du laxisme des universités publiques, ni de la contrainte des classes préparatoires. Si les carrières de la fonction publique d’État intéressent moins, les années 2000 sont celles de la finance triomphante. Michel Pébereau, président de BNP et du conseil de direction de Sciences Po, se frotte les mains. Arthur Andersen, KPMG, McKinsey sont chez eux rue Saint-Guillaume, et Sciences Po confie son système informatique au cabinet Ernst & Young. Sciences Po rivalise avec HEC.
Une direction activiste
Mais cette ouverture à un coût. Le nombre d’élèves explosant, il faut des locaux, des enseignants, du personnel… C’est là que le bât blesse. L’État est le principal bailleur de fond de l’institution. Le mécénat privé est aléatoire et les étudiants refusent de payer plus. Arrivent alors successivement les deux autres temps de la valse. Il faut aller dans le sens du vent et promettre au gouvernement en mal de projets de constituer un laboratoire pour l’université de demain. Cela tombe bien, Jospin à Matignon veut aider les banlieues, Raffarin qui lui succède prône le droit à l’expérimentation. Dès 2001, des conventions « ZEP » sont signées à titre dérogatoire et expérimental pour permettre aux lycéens de la Courneuve et d’ailleurs de bénéficier de l’ascenseur social et d’échapper au déterminisme inventé par Bourdieu. Certes, on crie beaucoup. Chez quelques professeurs maison, on s’agite. Dans Le Figaro Alain-Gérard Slama hurle à la mort de la méritocratie. L’historien Pierre Milza, toujours inquiet de voir surgir des chemises noires, tempête qu’il ne faut pas désespérer les classes moyennes. La séduction du directeur Richard Descoings et bien des avantages distribués ont raison de la majorité. Et puis, une mesure sociale est-elle moralement condamnable ? Assurément non, surtout si elle est porteuse de promesses d’abondance financière. Cela fonctionne. Sciences Po est le bon élève qui doit être récompensé par l’État. Plus tard, dame Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur, reçoit ainsi un parfait modèle, international et social, pour son projet d’autonomie des universités. Cinq ans d’assurance sont encore gagnés alors que les nuages s’amoncellent. De 3 000 élèves en 1995, Sciences Po dépasse les 11 000 sous Sarkozy, un ancien de la maison comme ses deux prédécesseurs et ses deux successeurs.
Mais Sciences Po n’a toujours pas de prix Nobel d’économie, son corps enseignant est largement composé de personnes extérieures. Son attraction repose sur l’activisme de sa direction, et sans doute aussi sur un tassement des universités d’État restées attachées au modèle en tuyau d’orgue (une discipline, peu de passerelles, des échanges faibles) et, surtout, au refus de sélection à l’entrée.
Reste à « universitariser » l’école, c’est-à-dire à la rendre compatible aux critères nord-américains de l’évaluation académique. Les centres de recherches de Sciences Po recrutent à tout-va. Le moment est propice, surtout après la crise de 2008 qui voit une croissance d’étudiants en doctorat. Même le Droit donne lieu au titre de docteur à partir de cette date, au grand dam des facultés. Le nombre de thèses augmentent, les sujets sont à la mode du jour. Le climat s’invite avec d’autant de bonheur que les subventions pleuvent. La question de genre (féminin) s’impose, tout n’est que domination, la « race » (noire ?) devient un objet de science au même titre que la « diversité ». Quand Olivier Grenouilleau, auteur d’une thèse remarquée sur l’esclavage, est nommé à Sciences Po, des militants du CRAN demandent son exclusion – sans succès heureusement. Un certain Pap Ndiaye est très proche à l’époque de cette association. Chose incroyable, ce dernier est nommé enseignant à Sciences Po quelques années plus tard. L’homme-orchestre du changement est alors le philosophe Bruno Latour, dont la réputation fut bien entamée en 1996, lors de l’affaire Sokal ; ce physicien avait alors publié un pastiche déconstructiviste, tournant en ridicule la cohorte des petits marquis de la déconstruction. La pente gauche, qui a toujours été l’inclinaison naturelle chez bien des chercheurs de Sciences Po, s’accentue dangereusement.
Muni des trois badges (université de rang mondial au souci social), Sciences Po est entrée dans l’arène médiatique. Mais ses anciennes vertus sont devenues folles. En 2021, Olivier Duhamel, président de Sciences Po, politologue de gauche, est accusé d’inceste par son beau-fils Kouchner. Une nouvelle déflagration secoue la « maison » dans un climat où les questions de genre (féminin) sont devenues des dénonciations de genre (masculin). L’année suivante, c’est l’ancien directeur des études passé à l’Institut Montaigne, Laurent Bigorgne, qui est accusé de tentative de viol sur son ancienne belle-sœur. La famille semble jouer un rôle important dans le métabolisme social de l’institution. Et c’est le côté sordide qui le révèle au grand jour. L’entre-soi, mais aussi la proximité avec le pouvoir politique et médiatique sont régulièrement dénoncés avec, toutefois, un succès limité. Ainsi, l’épouse de Pap Ndiaye, sociologue à Sciences Po, est présidente d’une instance de la direction (elle a démissionné récemment), le nouveau directeur, Vicherat, est un ancien membre du cabinet d’Hidalgo, le parrain (un baptême civil ?) de son fils (et de Marie Drucker) est Delanoë…
Polémiques et déficit
Aujourd’hui, Sciences Po c’est près de 15 000 étudiants. C’est beaucoup. Signe des temps, la grande majorité sont des filles (femmes ? genre féminin ?). D’ailleurs où sont les garçons ? Et puis, on recrute des « talents » qui ont des « passions », et qui « font valoir un potentiel » : prière de ne pas rire. Sciences Po penche toujours plus vers la gauche sociétaliste. Sa librairie, en matière de propagande, n’a rien à envier à celle des maoïstes parisiens des années 1970. Et l’inclinaison est de plus en plus forte comme le prouvent les polémiques (c’est un euphémisme) récentes à propos de cours annulés sur le site rémois de Sciences Po, ou un cours de danse à Paris, sous la pression d’activistes genristes. Crise de croissance ou défaut congénital ? L’avenir le dira. Reste le noyau dur de cette institution, une poignée qui réussit les concours administratifs et quelques-uns qui vont rêver de succès dans les affaires comme Slawomir Krupa, le nouveau patron de la Société générale. Pour le gros de la troupe, la marque, peut-être plus que le contenu, sera un passeport pour l’au-delà professionnel. Reste à savoir si Sciences Po est une fabrique de gauchistes américanisés. L’empreinte idéologique de certains cours n’est pas totalement indélébile et le soupçon d’un crime volontaire contre l’esprit ne peut pas être tout à fait écarté. Quant aux dépenses, elles ont encore augmenté dépassant les 200 millions d’euros et le budget montre presque autant de dettes. À propos d’inclinaison, c’était quoi l’histoire du Titanic ?
Illustration : La courageuse Julia Cagé, professeur d’économie à Sciences Po, au meeting de soutien aux journalistes du JDD contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune.