Il est des films qui peuvent marquer une vie.
Pour l’auteur de ces lignes, Monsieur Vincent est au nombre de ceux-là, tant il est porteur d’images fortes qui peuvent impressionner les âmes juvéniles. Parmi celles-ci, l’on retiendra cette scène où le curé prend la place d’un galérien et endure, au milieu de ses semblables, les morsures du fouet et les cadences infernales. Et cette autre scène où l’ecclésiastique, après une nuit passée en compagnie d’un tuberculeux (merveilleusement joué par Michel Bouquet dont c’était le tout premier rôle au cinéma) qui lui commente l’agitation de la nuit au sein de cette misérable et bruyante pension de famille (« Ça dort pas les pauvres la nuit. Ça travaille, ça s’insulte, ça se bat »), confie, le lendemain, à un de ses confrères (interprété par Jean Carmet) : « Avant de sauver leur âme il faut apprendre à ces malheureux une vie où ils prendraient conscience d’en avoir une ». Et que dire encore de ce passage saisissant dans lequel, revenant avec un nouveau-né abandonné par une fille-mère, le même doit faire face à des bigotes obstinées, dont l’une lui lance que l’enfant devait peut-être mourir par la volonté de Dieu. La réponse de Vincent fuse alors immédiatement, cinglante et magistrale : « Quand Dieu veut que quelqu’un meurt pour racheter le péché, c’est son Fils qu’il envoie ! » Et lorsqu’il tente de convaincre Yvonne Gaudeau interprétant le rôle de Louise de Marillac (fondatrice, avec saint Vincent de Paul, des Filles de la Charité) qui lui confesse devant une foule de pauvres hères, à demi honteuse, combien ils sont effrayants : « J’ai peur des pauvres » avoue-t-elle. Et Vincent de lui répondre : « Ils sont terribles. Terribles comme la justice de Dieu qu’ils proclament impitoyable ».
Et l’on pourrait poursuivre ainsi, jusqu’à réciter le film entier, tant les dialogues, si subtilement ciselés par Jean Anouilh, co-scénariste avec Jean Bernard-Luc, rendent hommage à la langue comme à la mémoire de ce religieux hors du commun. Pierre Fresnay (1897-1975), qui endosse le rôle de ce dernier, semble littéralement s’effacer derrière la personnalité de ce prêtre envoyé par son Créateur en plein milieu d’un XVIIe siècle ou le petit peuple superstitieux traînait sa misère et sa peine sous l’œil des Grands qui finissaient par ne plus les voir à force de ne jamais les regarder. Fresnay, auquel, en 1944, des censeurs sourcilleux reprocheront son activisme cinématographique au sein de la Continental (pour laquelle, il avait tourné L’Assassin habite aux 21, Le Dernier des six, Le Corbeau ou encore La Main du diable), ces mêmes censeurs ayant décidé qu’il ne fallait pas avoir produit plus de trois films pour ne pas subir les foudres des commissions d’épuration, Fresnay, donc, tiendra un des meilleurs rôles de sa carrière. Il remportera d’ailleurs le Grand prix international de la meilleure interprétation masculine à la biennale de Venise, et le film sera couronné par un Oscar d’honneur du meilleur film en langue étrangère ainsi que par le Grand prix du cinéma français, tandis qu’il sera nominé au British Academy Film Awards pour le meilleur film et que son réalisateur, Maurice Cloche (1907-1990), sera crédité d’une nomination au Lion d’or. Le cinéaste se fera précisément connaître grâce à ce film. Enfermé par la critique et la profession dans une absurde réputation de réalisateur catholique officiel (Un missionnaire, 1955 ; Mais toi, tu es Pierre, 1971), Cloche n’en aura pas moins démontré qu’il était capable d’investir des genres aussi variés et parfois improbables tels que le film d’espionnage (Coplan, Agent secret FX 18, 1964 ; Baraka sur X 13, 1965 ; Le Vicomte règle ses comptes, 1966), le polar (Requiem pour un caïd, 1964), la comédie (Adorables Démons, 1957), la biographie (Docteur Laennec, 1948) ou le film de prostitution (Les Filles de la nuit, Marchands de filles, 1957). Mais c’est sans nul doute avec Monsieur Vincent que Maurice Cloche aura le mieux administré la preuve de son indéniable talent. La réalisation y est d’un classicisme sobre, la caméra se bornant à mettre en évidence la vérité des personnages et le caractère dramatique des situations. Sans aucunement verser dans le pathos et le sentimentalisme, le film suscite une réelle émotion. C’est la gorge nouée qu’on le voit s’achever (tandis que Vincent s’apprête à rendre son dernier soupir) sur une des plus belles tirades consacrées à l’amour des humbles et au sacerdoce de les servir.