Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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L’identité nationale française est devenue une notion controversée. L’immigration incessante en a dissous les contours en même temps que le politiquement correct affirmait l’existence et même la nécessité des identités autres. Peut-on lutter efficacement contre cette disparition programmée ?
Comme je l’ai montré dans Les Nations et leur destin, la forme politique démocratique, au sens moderne du terme, suppose une base nationale ; c’est-à-dire l’appartenance à un peuple ayant ce qu’on appelle une « identité ». Un mot équivoque, mais acceptable si on le comprend non pas comme un modèle rigide et immuable s’imposant à chacun mais comme un ensemble de références communes, culturelles et historiques, permettant aux personnes composant un peuple de s’y identifier suffisamment pour en faire une part de leur propre identité et s’en reconnaître membre. Ce qui les conduit à accepter la solidarité qu’implique le fait de vivre ensemble dans une même entité politique exprimant cette identité commune, et de reconnaître l’autorité et la légitimité des institutions politiques correspondantes.
Un indice majeur de cette « identité » est une langue commune, existant au départ ou unifiée ensuite, y compris par assimilation. Il y a bien sûr des cas nombreux d’ensembles linguistiques divisés en plusieurs nations (anglophones, hispanophones, etc.), car cela n’empêche en rien diverses identités nationales de s’y former. Mais il n’y a pratiquement pas d’exemple de nation plus ou moins démocratique regroupant plusieurs peuples au sens national du terme : la Belgique est fragile et le Canada dominé par la culture anglosaxonne ; en Inde, c’est la civilisation commune avec sa puissante originalité qui joue le rôle de liant. Reste en fait la Suisse, cas unique, d’ailleurs exceptionnellement décentralisé. Inversement, l’absence d’une telle base de peuple ou nation explique la fragilité de la plupart des constructions politiques africaines.
Or ce principe national se trouve désormais remis en question dans nos pays. D’un côté, c’est par la rupture de la transmission culturelle qui sévit en Europe depuis la révolution culturelle des années 60-70, aggravée par un individualisme maladif mais revendicatif et par la domination d’idées dites progressistes de plus en plus délétères (le thème de la déconstruction, qui est un aveu). Ce à quoi s’ajoute la construction européenne, tendanciellement fédérale, mais sans base nationale et rongeant à sa façon les nations existantes. D’un autre côté, et à terme plus long encore, c’est par une immigration sans cesse plus forte, de la part de peuples non seulement culturellement très différents, mais qui surtout, dans une proportion importante, n’éprouvent ni désir ni besoin de s’assimiler (contrairement à leurs prédécesseurs). Et qui d’ailleurs ne reçoivent pas de la société d’accueil de message explicite fort en ce sens, du fait de la rupture culturelle qu’on a évoquée et de l’hégémonie du cadre de pensée progressiste. Or, comme l’a rappelé judicieusement Matthieu Bock-Côté (Figaro du 1er avril 2023), cette pensée dominante cumule les déclarations contradictoires sur le sujet de l’immigration : niant le fait, puis affirmant que cela s’est toujours produit ; expliquant que cela n’affecte pas l’identité nationale, puis que celle-ci n’a pas de consistance ; stigmatisant tout ce qui ressemble à une affirmation de cette identité, mais exigeant le respect scrupuleux de celle des arrivants, etc. Mais ces contradictions ne l’empêchent pas de continuer ses prêches hallucinés.
L’“identité” nationale peut avoir désormais à être prise en charge en dehors de l’État voire contre lui.
C’est là une situation inédite. En dehors d’un pouvoir autoritaire, généralement celui d’un empire, on n’a pas dans l’histoire d’exemple d’entité politique pluriethnique (au sens de pluriculturelle) ou plurinationale – en tout cas pas durable au-delà d’un rassemblement momentané. En outre, quand des mélanges de peuples significatifs se produisent, outre le grand désordre qui en résulte, cela se résout assez vite soit par une séparation soit par une assimilation, même si elles peuvent être éventuellement retardées par le pouvoir (tant qu’il le peut, c’est-à-dire tant qu’il reste impérial). D’où les terribles séparations avec nettoyage ethnique qui ont affecté les pays effectuant une transition démocratique au sens large.
Que peut-il se produire dans nos pays si on prolonge les courbes actuelles, à savoir le maintien de l’hégémonie progressiste, surtout sous sa forme woke, et une immigration cumulative, sans assimilation d’une partie appréciable et croissante des allogènes ? Logiquement, il s’agira de plus en plus de vivre dans une entité, formellement démocratique au départ, mais où ce qu’on appellera juridiquement le peuple sera de plus en plus composé de réalités hétérogènes, pesant sur le processus politique. La forme démocratique pourra alors sans doute subsister un temps, au moins en apparence, mais avec un fonctionnement altéré, fondé sur des rapports de force et des négociations entre groupes (qui pourront eux même être divisés) – avec un risque croissant de basculement dans un régime autoritaire, bien plus apte à gérer une telle situation.
Cela dit, les populations arrivantes sont elles-mêmes hétérogènes ; le point commun, du moins pour la majorité, est l’islam, mais pas la langue ni les cultures d’origine. On peut donc penser que le français (sans doute appauvri et altéré) restera la langue vernaculaire. Mais on l’a dit, autant une nation suppose habituellement une seule langue, autant une langue commune ne signifie pas identité nationale, tant s’en faut. Et cela notamment si la religion introduit un facteur fort de différenciation (comme on l’a vu entre Serbes, Croates et Bosniaques, qui parlent la même langue). Surtout quand cette langue est perçue comme étant celle de l’autre.
On peut donc imaginer de devoir vivre dans ce cas dans un ensemble hétérogène et mouvant. Il n’est pas exclu d’ailleurs que la remontée de courants ou d’attitudes dites identitaires dans la population de souche aille aussi dans le même sens – sauf évidemment si elle devenait dominante politiquement – ces Français de souche résistants apparaissant alors comme une des sous-cultures du nouveau paysage. Cela dit, dans un tel contexte, le facteur rassembleur le plus puissant côté arrivant sera l’Islam, malgré les tensions entre les différents peuples musulmans ; dès lors c’est l’Islam qui pourrait finir par devenir dominant, surtout en cas de conversions importantes d’autochtones – après leur abandon du christianisme, qui est en cours. Neutre ethniquement, l’Islam pourrait fournir un élément rassembleur pour cette nouvelle entité, qui serait culturellement bien différente de ce que nous connaissons, et qu’on hésitera évidemment à continuer à appeler France. Ajoutons que la gauche pourrait en faire les frais, car l’alliance de circonstance entre elle et les migrants musulmans volerait en éclat au vu de leurs profondes divergences. Notons en outre qu’une telle évolution ne favoriserait pas comme telle la construction européenne, car les différences entre les pays qui la composent subsisteraient, notamment linguistiques.
Que faire alors pour ceux qui précisément pensent que l’abandon progressif de la référence française, au sens antérieur du terme, serait une perte immense et un drame ? Certainement ne pas céder. Avec deux objectifs : la lutte politique certes, malgré les vents contraires, pour conjurer le scénario évoqué, contrôler les entrées et imposer un objectif d’assimilation raisonnable mais déterminé. Et en même temps, sur le plan culturel et politique, lutter contre la rage destructionniste. Mais aussi assurer le maintien et l’affirmation des traditions culturelles nationales antérieures, à tous les niveaux où cela sera possible ; non pas sous la forme d’un ghetto (car il faut assimiler tous ceux qui y seront disposés) ou d’une pensée étriquée, mais avec la tranquille conviction de sa valeur unique, de sa fécondité et de son bienfait irremplaçable.
Cela, même quand l’appareil d’État ne va pas dans ce sens. En effet, là où le changement mental est le plus important, c’est dans le fait que par un paradoxe apparent, cette « identité » nationale qui se reliait naturellement à la forme politique (l’État-nation) peut avoir désormais à être prise en partie en charge en dehors de l’État, voire parfois contre lui ; l’exemple de l’éducation étant ici caractéristique. Autrement dit, la survie de la nation et de la culture françaises ne se situe plus au seul niveau politique d’ensemble, mais dans les mains de chacun.