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« L’esprit des Lumières est culturellement favorable au viol »

Les Lumières françaises imprègnent toute la République française de leurs pensées. Modèles insurpassables d’intelligence, de liberté et d’humanité, leur conviction profonde est que les élites surpassent le peuple et n’ont pas à suivre les règles qui s’imposent aux petites gens. Ces émancipés s’affranchissent en fait de toutes limites. Entretien avec Xavier Martin.

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« L’esprit des Lumières est culturellement favorable au viol »

Les Lumières, montrez-vous, s’érigeant en élite, ont inventé le sous-homme : gens de couleur, femmes, peuple1. Comment cela est-il possible ?

Par réaction anti-chrétienne, les “philosophes” se sont targués de réduire l’homme à l’organique, à de la chose. Et par ailleurs, nominalistes, ils ne connaissent que des individus. Notre globe grouille d’êtres animés que l’esprit (des meilleurs !), par commodité, classe et nomme en espèces, mais celles-ci, simples étiquettes, n’ont rien d’essentiel. De Diderot, querellant les classiques : « Pauvres philosophes ! laissez là vos essences ». Moyennant quoi, aucune rupture entre homme et bêtes, mais simplement – formule cruciale – « des animaux qu’on appelle hommes ». Ceux qui se jugent les plus intelligents (nos “philosophes”) s’estiment fondés à décréter qui, chez les animés, est réellement homme. « Une des préoccupations majeures des Lumières sera de déterminer les critères de l’humanité » (G. Gusdorf). Résultat ? Des pans entiers d’humanité s’effondrent, et s’amassent en des sortes de limbes, entre hommes et animaux. Ne surnagent que les “philosophes” et leurs amis, qui au passage – c’est de bonne prise – tournent en ridicule le monogénisme de la Genèse. Et néanmoins, n’entend-on pas sans cesse glorifier les Lumières d’avoir promu une unité du genre humain ? Le contresens est stupéfiant.

Parmi les philosophes, quels sont ceux qui vous paraissent être allés très loin dans la réification de l’homme ?

Tous y inclinent, mais le phénomène est surtout diffus. Il est même “fuyant”, car le sens commun retient couramment les auteurs en cause d’être trop fidèles, dans la vie banale, à leurs théories, sauf à ne plus rien dire (!) : ainsi parlent-ils du genre humain comme s’il existait, lors même qu’ils le nient. Mais le phénomène n’en est pas moins là, et maints d’entre eux s’évertuent à la cohérence dans la réduction drastique de l’humain. C’est le cas d’Helvétius, et d’Holbach plus encore, qui en puissant dialecticien vrombit sur des centaines de pages – non sans d’énormes failles logiques ! Diderot aussi est réducteur au maximum, tout en brouillant les pistes et affectant de plaisanter, pour lancer en fait des “ballons d’essai” génialement pervers. Je le crois le plus redoutable de tous. Voltaire ne théorise guère la réduction, mais excellant à l’illustrer, il ne se prive pas de s’en pourlécher. Non sans regret, je laisse ici le cas de Rousseau, trop “contourné” !

Que pensent-ils de l’agression sexuelle, du viol et, plus généralement, du commerce charnel entre les individus ?

L’esprit des Lumières est culturellement favorable au viol : il « dédramatise » l’agression sexuelle. En quoi spontanément il est en phase avec celui de la haute noblesse dépravée. Le tout se fonde sur un mépris des femmes, argumenté au moins par bribes. Prégnante est l’idée, dans cette société, que la parole envers une femme n’engage pas l’homme : exorbitante dérogation dans un milieu statutairement féru d’honneur ! Tel étranger, qui les admire et vient à eux, tombe de très haut en constatant que réunis, ces esprits forts usent du « langage des pires bordels ». C’est assez volontiers que, dans leur rhétorique, la femme est un gibier, dont la poursuite est ruminée puis commentée avec cynisme. Le viol lui-même ? Motif à rire. Voltaire prise les histoires de violées satisfaites, et tient pour la dépénalisation de l’acte, au moins commis par un homme seul. Enfin, le croira-t-on ? Rousseau tient pour un « progrès des lumières » (sic) le discrédit, à cet égard, des simagrées féminines : si les hommes ne croient plus au viol, c’est qu’on ne la leur fait plus. On lit ça dans Émile !

Dans quelle mesure Sade, ses crimes, ses outrances, bizarrement glorifiés au XXe siècle, sont-ils le fruit des Lumières ?

Sade est présent dans la bioéthique de notre temps. Il justifie l’infanticide périnatal en alléguant 1°) le progrès scientifique, qui abolit l’approche chrétienne, 2°) la maîtrise des femmes sur leur corps, et 3°) les droits de l’homme : nous ne sommes guère dépaysés ! Et il prône sans détour l’élimination des handicapés : « L’espèce humaine, dit-il, doit être épurée dès le berceau ». Il reproche aux chrétiens de vouloir protéger ce qu’il appelle « cette vile écume de la nature humaine », tout comme Hitler les taxera de propager « la culture du déchet humain ».

Or Sade n’est pas un aberrant dans les Lumières ; il n’en est que le verre grossissant, le cas limite. Lorsque Voltaire se plaît à dire qu’éliminer un nouveau-né n’est que « dérober une petite masse de chair aux misères de la vie », Sade pourrait signer la formule. Quant à Rousseau, n’a-t-il pas dit qu’à l’état de société « la vie est un don conditionnel de l’État » ? On lit ça dans le Contrat Social ! Par-dessus tout, le philosophe dont Sade est le plus proche quant aux fondements n’est autre que Diderot. Or ce dernier ne rêve-t-il pas d’offrir vivants, au fiévreux scalpel des anatomistes, des condamnés à mort, graciés s’ils en réchappent ! Et notablement, ne rumine-t-il pas l’insémination artificielle de femmes ? Et n’est-il pas acquis, avec une joie d’enfant, à la vagissante théorie de l’angle facial, promise à un avenir assez peu ragoûtant ?

Qu’en est-il, chez eux, de l’homophilie ?

Si Sade exalte avec passion la sodomie en général, les hommes des Lumières paraissent exécrer l’homosexualité. Voltaire n’a pas de mots assez violents contre ces « plaisirs infâmes », cet « usage monstrueux », cette « turpitude déshonorante », etc. (il a de très près jouxté l’exercice chez Frédéric II.) Montesquieu réprouve sans équivoque « le crime contre nature » ; Raynal, Diderot sont dans le même registre. Il reste que les philosophes, qui rejettent la Genèse, donc la vocation des sexes à une harmonieuse complémentarité, façonnent ipso facto un terrain favorable aux germinations de l’homophilie comme légitimée, de même qu’aux hasards dialectiques du genre.

N’y a-t-il pas, chez les Lumières, l’idée explicite ou sous-jacente que l’élite peut tout se permettre ?

Vous avez raison : l’idée est bien là, expresse ou latente. Les hommes des Lumières ont conscience d’être l’infime élite, très au-dessus du ramas des « bêtes brutes appelées hommes ». Les « êtres pensants », aux yeux de Voltaire, sont « la cent-millième partie du genre humain tout au plus », ce qui, ramené à la France de son temps, correspond de fait à l’élite de plume et l’élite sociale en intime osmose dans les beaux salons2. Cette exquise « fleur du genre humain », dont la richesse est un critère sine qua non (toujours Voltaire !) est dispensée de la religion, nécessaire au contraire pour contenir le troupeau, dans l’intérêt bien entendu des gouvernants et possédants. Voltaire, qui sait écrire, juge purement incongru que l’Église prétende mettre « le même frein », et « à la bouche » des princes, et « à la gueule du charbonnier et de la blanchisseuse ». La même élite s’estime dispensée des charges du mariage, socialement utiles, mais bonnes pour les simples : l’idée en est certaine, même si de fait les philosophes ne sont pas tous célibataires3. Helvétius, qui convole, est penaud d’annoncer l’événement (y compris à sa maîtresse), et se dit par autodérision Le Philosophe marié, titre oxymore, précisément, d’une comédie du temps !

Et peut-on considérer que les comportements hors normes de Dominique Strauss-Kahn ou Jeffrey Epstein témoignent du même esprit des Lumières ?

Quand l’esclandre afférent à ces stars du système a fusé, j’ai bien sûr pensé à la thématique ici abordée. Gardons-nous néanmoins d’imputer aux Lumières le fait des vices eux-mêmes : la faute originelle suffit à y pourvoir. Seulement peut-être, en ce domaine, favorisent-elles une arrogance, étonnamment absolutoire a priori des sommités.

Propos recueillis par Philippe Mesnard

 

Illustration : Diderot offrit à ses fidèles son portrait et prit soin d’ajouter au bronze cinq exemplaires en plâtre pour les officiers municipaux, afin que le culte le plus large puisse lui être rendu.

 

Tout le dossier :

Pédo-criminalité : affaire d’État, Philippe Mesnard
https://politiquemagazine.fr/france/pedo-criminalite-affaire-detat/

Régime pédo-criminel : pourquoi la rumeur dit vrai, Louis Forbel
https://politiquemagazine.fr/france/regime-pedo-criminel-pourquoi-la-rumeur-dit-vrai/

« Outreau a renversé l’accusation », Louis Anders
https://politiquemagazine.fr/france/outreau-a-renverse-laccusation/

Depuis quand ? Louis Forbel
https://politiquemagazine.fr/france/depuis-quand/

 

1X. Martin, Naissance du sous-homme au cœur des Lumières (les races, les femmes, le peuple), 2e éd., Poitiers, DMM, 2023, 438 p. Version abrégée : L’Homme rétréci par les Lumières. Anatomie d’une illusion républicaine, Poitiers, DMM, 2020, 115 p. Voir aussi Du temps des Lumières à Napoléon. Recueil d’entretiens « révolutionnaires », Poitiers, DMM, 2021, 189 p., et L’Homme des Droits de l’Homme et sa compagne (1750-1850). Sur le quotient intellectuel et affectif du ’bon sauvage’, 2e éd., Poitiers, DMM, 2022, 283 p.

2.Voir Voltaire méconnu. Aspects cachés de l’humanisme des Lumières, 3e édition (doublée d’une édition « de poche »), Poitiers, DMM, 2015.

3. Voir Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne, 2e éd., Poitiers, DMM, 2022.

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