La récente décision du Conseil d’État qui demande à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, l’ancien CSA), d’étendre le contrôle du pluralisme à « l’ensemble des participants aux programmes diffusés » a suscité de vives inquiétudes sur la conception du pluralisme que défend le juge administratif. Car s’il ne parle pas nommément de CNews, c’est bien la chaîne de Bolloré qui est visée dans cette décision. En effet, le 5 avril 2022, l’association Reporters sans frontières (RSF) avait saisi le Conseil d’État au sujet de son recours auprès de l’Arcom et qui visait ouvertement CNews. Ce recours n’ayant pas abouti, RSF avait en effet choisi de recourir au juge.
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L’audiovisuel français se caractérise par un système ambivalent qui pourrait résumer le paradoxe français. D’un côté, la liberté des médias et le pluralisme constituent des objectifs affichés. Malgré des tâtonnements, la France a opté pour une libéralisation au cours des années 80, notamment en 1986, sous le gouvernement de Jacques Chirac, avec l’adoption d’une loi relative à la liberté de communication dite loi « Léotard ». Officiellement, les chaînes de télévision ont tout loisir pour se développer. Et depuis les années 1990, elles se sont multipliées, même si certaines ont disparu par la suite. Mais de l’autre côté, la France n’a pas opté pour un système purement concurrentiel. Elle a en effet opté pour un système de contrôle qui permet à une autorité administrative indépendante d’intervenir pour assurer l’expression pluraliste des courants de pensée. Ainsi, cette autorité peut émettre des recommandations, adresser une mise en demeure et même prendre des sanctions. Ce contrôle peut être poussé en raison du caractère large des objectifs, car l’Arcom veille à ce que le secteur audiovisuel poursuive des objectifs comme la cohésion sociale, la représentation de la diversité de la société française, les droits des femmes, les luttes contre les discriminations de toutes natures ou les préjugés sexistes, la défense de la langue française ou même le développement durable. C’est donc au nom de ces objectifs que l’Arcom peut « tancer » une chaîne qui, par exemple, ne serait pas assez « diversitaire »… On retrouve donc le paradoxe français dans toute sa splendeur : un libéralisme affirmé, dont la mise en œuvre suppose un interventionnisme poussé de la puissance publique qui exerce un contrôle étendu en raison d’objectifs multiples.
Une inquiétante conception militante du pluralisme
La décision du 12 février 2024 révèle une curieuse évolution de la notion même de pluralisme qui risque de compliquer les choses. Jusque-là, ce contrôle était défini par l’équilibre des temps de parole des personnalités politiques. En effet, si on suit la loi de 1986, le pluralisme se conçoit avant tout dans l’optique du débat et de la confrontation politiques lequel est concrètement mené par des figures politiques. Le législateur avait en tête l’idée que la télé était un vecteur de confrontations entre hommes politiques. Le pluralisme que l’on vise à garantir, c’est celui qui permet aux points de vue opposés, nécessairement portés par les politiques, de s’exprimer. Mais cette fois-ci, le contrôle du pluralisme est étendu à « l’ensemble des participants aux programmes diffusés ». Sur ce point, on peut noter la tendance à absorber l’expression des polémistes dans le débat politique. Pour proposer une solution aux juges du Conseil d’État, le rapporteur public n’avait-il pas fustigé des animateurs qui « se muent en polémistes avec plus ou de moins de subtilité » ? Il est difficile de ne pas penser à CNews et à ses plateaux qui font intervenir personnalités, journalistes, écrivains ou essayistes. Concrètement, ce contrôle ne visera pas seulement à vérifier si des politiques ont pu être contredits par d’autres politiques – si la droite peut s’exprimer quand la gauche le fait, ou inversement –, mais si toutes les interventions relevées concourent au pluralisme.
Une atteinte à la liberté éditoriale
La tâche risque en fait d’être compliquée, car tout intervenant sera passé au crible. Or cette injonction poussée au « pluralisme interne » risque tout simplement de fragiliser la liberté éditoriale des chaînes d’information qui pourraient être accusées de manquer au pluralisme dès lors qu’une opinion et pas une autre a été entendue. La liberté éditoriale des chaînes privées est donc mise en cause au nom d’un pluralisme tenu de leur être intrinsèque. Sous prétexte de défendre le pluralisme, on l’affaiblit en vertu d’un contrôle qui risque de faire perdre aux chaînes leur spécificité. Comment une chaîne qui a fait des choix éditoriaux précis pourrait-elle se maintenir si elle en vient elle-même à se contredire ? Pourtant, il y a encore quelques années, le Conseil d’État avait prudemment estimé au sujet de l’exploitation d’un service d’une radio « qui se donne pour vocation d’assurer l’expression d’un courant particulier d’opinion », que le CSA « ne peut légalement lui imposer de réserver un accès à l’antenne à différents courants de pensée et d’opinion » (CE, 27 novembre 2015, Association comité de défense des auditeurs de Radio Solidarité). La décision du 13 février 2024 ne manque pas de piquant quand on sait la monotonie qui règne non seulement dans l’audiovisuel public, mais dans l’audiovisuel tout court… Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que ce qui a suscité des critiques contre CNews est le fait que cette chaîne ait eu du succès en raison de l’atonie d’un certain débat audiovisuel. Il faut enfin s’interroger sur la curieuse conception de l’information que sous-tend cette décision. En soi, le journalisme n’est pas une science, mais l’expression d’une opinion. Il n’est pas interdit à un média d’être engagé. Il lui est demandé de ne pas injurier l’adversaire et de rester dans une certaine décence. Mais il ne lui interdit pas de prendre position. C’est l’essence même de la presse, écrite ou audiovisuelle.
Une contradiction au nom même du pluralisme
La décision du 13 février 2024 n’est pas sans contradiction dans cette idée de pluralisme qu’elle veut défendre. Elle impose le pluralisme à une chaîne, mais elle oublie que le pluralisme devrait d’abord être apprécié dans la globalité du paysage audiovisuel. Si pluralisme il y a, c’est celui qui résulterait de l’ensemble des différentes chaînes. Or on en est par ailleurs fort éloigné… Il ne peut être affirmé que si, justement, il y a des chaînes d’opinions diverses, ce qu’apporteraient justement des chaînes comme CNews. Or l’obligation d’apprécier au niveau « interne » de chaque chaîne constitue en fait une dangereuse régression concernant la liberté d’expression que l’on veut pourtant affirmer d’une autre main. Rappelons que, stricto sensu, ce sont les chaînes de service public qui sont rigoureusement tenues au principe de neutralité. Cette fois-ci, le Conseil d’État a franchi un pas dont on peut interroger les conséquences, ne serait-ce qu’en raison du fait que l’Arcom devra examiner en 2025 les demandes de renouvellement d’une quinzaine de chaînes. Avec une telle grille d’appréciation qui lui est imposée, l’Arcom pourrait être incitée à exercer un contrôle tatillon qui pourrait ensuite justifier des sanctions à l’égard du contrevenant… Pourtant, dans un récent entretien à La Tribune, le président de l’Arcom, Roch-Olivier Maistre, s’est défendu de devoir comptabiliser les opinions de chacun des intervenants. « Il n’y aura pas de catalogage des journalistes et invités », a-t-il ainsi affirmé. Il s’agirait en fait d’une « appréciation globale sur l’ensemble des programmes diffusés ». Une sibylline porte de sortie dans la crise ouverte par le Conseil d’État ? Mais cette promesse est bien le signe du malaise provoqué par une décision qui s’inscrit dans la méfiance de certains acteurs publics à l’égard de l’évolution d’un paysage audiovisuel dont CNews est l’illustration. Une évolution qui fait peur, mais qui est inéluctable.
Illustration : Contraint malgré lui de s’adresser à un journaliste de CNews, Éric Dupond-Moretti cache mal son malaise, voire son angoisse.