Aujourd’hui, les enfants quittent l’école primaire en ne sachant rien de personnages aussi connus que Du Guesclin, Bayard, Richelieu, Mazarin, Colbert, Fleury ou Choiseul. Et, par la suite, ils ont du mal à retenir ces noms si loin de leur monde. Et cela ne date pas d’hier. En 2000, nombre d’élèves de 5e, dont nous avions la charge pour l’enseignement de l’histoire, écrivaient, dans une « interro » écrite « Colvert », « Cobert » ou « Caubère » pour Colbert. Richelieu leur était totalement inconnu, sauf d’une élève d’origine ghanéenne (!). D’autres élèves, en classe de 4e, que nous avions également, décrivaient ainsi les paysans sous l’Ancien Régime : « Les paysans sont très sympas, et ils travaillent dur ».
Je me rappelle qu’au lycée, en classe de 3e , puis en classe de 2de, notre professeur d’histoire nous apprenait la succession des principaux présidents du Conseil de la Monarchie de Juillet (Laffite, Périer, de Broglie, Thiers, Molé, Soult, Guizot) en plus de tout le reste se rapportant à la France de ce temps ; il n’en va plus de même de nos jours : on se contente de mentionner les noms de Thiers et Guizot, et de dire que le règne de Louis-Philippe fut celui de la bourgeoisie et de la naissance du prolétariat. Rien que de plus normal (si on peut dire). En France, pays de la grande Révolution, il faut à tout prix que toute innovation soit perçue comme une révolution ; et, en conséquence, l’extension de l’histoire à l’étude des faits économiques, sociaux, moraux, psychologiques, religieux et culturels fut interprétée non comme un simple progrès dans la connaissance du passé, mais comme une « nouvelle histoire » impliquant le dénigrement systématique des formes traditionnelles de l’histoire, la sous-estimation totale du rôle des grands hommes et des événements saillants de nature politique ou militaire, et la croyance dogmatique suivant laquelle seules les masses anonymes et les phénomènes de longue durée déterminaient l’évolution des sociétés. Donc, à quelques exceptions près, plus de grands hommes (encore moins des héros), plus de souverains, plus de ministres, plus de généraux. Bref, plus de repères humains et chronologiques, le passé apparaissant alors comme un désert ou une foule anonyme poursuivant son chemin à travers les âges, et dont l’évolution, multiséculaire et toute en lenteur, se déroule imperceptiblement et dans le flou total.
Un enseignement hautement idéologique
Cette interprétation idéologique et politique de l’histoire nouvelle manière, conçue comme révolutionnaire, s’adossait au chambardement pédagogiste issu de mai 1968. Il ne fallait plus surcharger les petites têtes d’un fatras d’informations de détail inutiles, et ne leur enseigner que les grandes orientations de l’évolution… Et aussi, les valeurs de la République. Il est de règle, depuis Jules Ferry, de stigmatiser l’Ancien Régime et nos rois : Louis XI et ses cages de fer, Louis XIV qui ruina la France et l’épuisa dans des guerres continuelles, sont les plus vilipendés. Parmi les ministres, on fustige Louvois, avec ses dragonnades. Autrefois, on érigeait Colbert en modèle de vertu, et on louait sa force de travail et son souci du bien public ; aujourd’hui, on le voue à tous les diables comme auteur du fameux Code noir qui instituait et réglementait l’esclavage. En revanche, on célèbre la Révolution française dans toutes ses phases. On a soin de mettre en valeur les femmes illustres de cette période, érigées en pionnières du féminisme : Manon Roland, Olympe de Gouges et, dans une moindre mesure, Lucile Desmoulins. Pour les périodes ultérieures, on célèbre, comme féministes, les peintres Élisabeth Vigée Lebrun, Rosa Bonheur et Berthe Morisot On vilipende les religions (le catholicisme en premier lieu), présentées comme les témoignages d’un obscurantisme et d’un fanatisme moyenâgeux. On accorde une importance démesurée à tous les héros de la lutte pour la suppression de l’esclavage et de la ségrégation raciale : le blanc Victor Schœlcher et les noirs Toussaint Louverture, Rosa Parks, Martin Luther King, Malcolm X et Nelson Mandela (et on oublie Faustin Soulouque, Robert Mugabe ou Louis Farrakhan). Dans la foulée, on nie l’existence même des races. On s’applique à donner au conformisme moral et politique actuel une légitimité en revisitant, et même en travestissant carrément, le passé. Ainsi, Baudelaire, à la fois fasciné et terrorisé par la modernité, rebelle paradoxal écartelé entre une sensibilité aristocratique et réactionnaire et une tentation révolutionnaire, devient le précurseur de toutes les formes de contre-culture contemporaine (au point d’avoir été qualifié de rock star par certains enseignants et journalistes). Les impressionnistes, eux, sont fêtés comme représentant tout à la fois la liberté, l’originalité et la créativité artistiques, la modernité et la démocratie, et opposés aux artistes académiques, réputés rétrogrades à tous points de vue, ce qui ne manque pas de piquant, quand on connaît les idées réactionnaires de Degas et Renoir, et qu’on sait que Gérôme, peintre académique très hostile à l’art moderne de son temps, fut discrètement dreyfusard. Et, bien entendu, on glorifie Verlaine, Rimbaud, Wilde, Proust et Gide plus comme champions de la cause gay qu’en raison de leurs œuvres littéraires. Et, pendant qu’on y est, on utilise l’histoire comme justifiant la théorie du genre.
Le résultat : des Français amputés de leur mémoire et conditionnés
– Et tout ça, ça fait d’excellents Français, comme disait Maurice Chevalier. Des Français nourris au suc des « valeurs de la République », sociaux-libéraux, européistes, universalistes, la tête farcie des Droits de l’Homme, de la Femme et du Mouflet, féministes (voire ultra-féministes), défenseurs sourcilleux des droits des LGBTQIA+, favorables à la sacralisation du droit à l’avortement ainsi qu’à la PMA, écolos à fond de train, voire un tantinet vegans ou antispécistes, climato-pessimistes, immigrationnistes et xénophiles, enclins à considérer toutes les célébrations, les commémorations et les « journées » (de la femme, de l’abolition de l’esclavage, etc.) comme autant d’obligations nationales, et qui, par exemple, se rangent en file d’attente devant la Chancellerie (par temps pluvieux, de surcroît) pour signer le registre de condoléances ouvert en l’honneur de Robert Badinter, un homme auquel, pourtant, ils ne pensaient jamais dans leur vie quotidienne, mais dont tous les médias et la classe politique avaient chanté les louanges. Des Français amputés de leur mémoire, sans ancrage historique, déculturés, conditionnés, formatés, bien-pensants, politiquement corrects, qui ne savent pas qui ils sont, ni d’où ils viennent, ni où ils vont, ignorants de leur passé comme de celui du monde, persuadés que 1789 marque le fin des ténèbres et de la « tyrannie » (comme disaient tous les révolutionnaires) et le début de la longue marche de l’humanité vers la lumière, la liberté et un avenir radieux. Des Français qui ne lisent plus que sur leurs ordinateurs et ne communiquent plus que par textos et icônes (nous allons peut-être redécouvrir les idéogrammes), et ne pensent plus que par la répétition des slogans et idées sommaires toutes faites instillés par le matraquage qu’ils subissent de la part des médias et de notre système d’enseignement.
Illustration : À Sciences Po, une jeunesse qui ne connaît plus que le XXIe siècle mondialisé et spectaculaire se trompe de combat avec obstination.