Depuis la Révolution française sévissent les « clercs » de gauche, nouveaux pharisiens se sentant au-dessus du peuple. Si certainement au-dessus qu’en vrais inquisiteurs ils se donnent la noble mission d’en éradiquer le mal, qu’ils connaissent par principe, quitte à opprimer le peuple. Le remède ? Réhabiliter les héros, déjà.
Jean-François Chemain est atypique : s’ennuyant dans les fonctions de conseil, ce diplômé d’IEP a choisi la recherche en histoire avant d’aller l’enseigner, d’abord dans des établissements difficiles – il avait tiré notamment de cette expérience l’ouvrage Kiffe la France en 2011 –, puis dans l’enseignement supérieur. Le dernier ouvrage de ce catholique, Notre amie la gauche, se veut une description de la mentalité de la gauche, à la fois amusante – il ne s’agit pas d’un pamphlet, mais le style a une causticité certaine – et consternante. Car au fil de chapitres, dont les titres sont autant d’interrogations – « Mais pour qui se prennent-ils ? » ; « Mais pour qui nous prennent-t-ils ? » ; « Mais pourquoi tant de haine ? » –, Chemain fait œuvre d’historien des idées et des mentalités, ce qui le conduit à définir les logiques totalitaires à l’œuvre.
L’auteur rappelle d’abord que la Révolution française a été faite par des clercs, au sens propre du terme, c’est-à-dire des membres du clergé acquis aux idées nouvelles, mais aussi au sens plus large, puisque la notion s’était étendue aux universitaires, aux gens de lettres ou aux hommes de loi, et déborde de nos jours sur les domaines médiatique, artistique et associatif. La caractéristique commune de cette caste ? Se considérer par statut au-dessus d’un peuple « qu’elle a mission d’éclairer, d’éduquer, de rééduquer ou de punir ». Le clerc moderne est donc cet « intellectuel privilégié, qui tire de ce privilège la certitude d’une éminence qu’il attribue à la supériorité de son intelligence ». C’est, ajoute Chemain « de sa part, une naïve illusion » – statut d’intellectuel et intelligence n’ayant pas toujours à voir –, mais qu’importe. « Tout l’enjeu pour l’homme de gauche est de faire partie de cette caste privilégiée, et de le faire savoir. Peu importe le combat mené, il change d’ailleurs souvent, il faut juste ”en être”, et publiquement. »
Remontant plus loin dans le temps, Chemain se pose la question des racines religieuses de la pensée de gauche. Ces clercs sont pour lui les successeurs des pharisiens qui considéraient leurs adversaires comme impurs – et Dieu sait que le vocabulaire de la gauche face à ses adversaires multiplie en effet les images médicales (« cordon sanitaire », « nauséabond »…). Il évoque ensuite leurs liens avec les hérésies chrétiennes, qu’il s’agisse du pélagianisme, qui conduit à traquer les pécheurs qui nuisent à la société idéale, ou de ce manichéisme qui tend à tout diviser en Bien et Mal, dans une logique binaire à laquelle rien ne peut échapper. Ces hérésies ont pour la Cité une même logique : expliquer que leurs élites autoproclamées auraient vocation à diriger la société pour la sauver. On trouve ici d’ailleurs, selon Chemain, en reprenant la tripartition dumézilienne, des clercs (oratores) oublieux des limites de leur fonction et voulant dominer, d’une part, des producteurs (laboratores), dont ils méprisent les plus faibles et jalousent les plus riches, et d’autre part des guerriers (bellatores) qui sont potentiellement des héros, ce qui leur confère une légitimité que les clercs n’auront jamais.
Les inquisiteurs
Héritage aussi que leur dogmatisme – ils savent le Vrai et le Juste, quel que soit le domaine, réchauffement climatique ou immigration de masse – et leur passion inquisitoriale, visant à éliminer comme hérétiques tous ceux qui sortent de leur orthodoxie. « Il est frappant de constater, écrit Chemain, qu’aujourd’hui encore l’homme de gauche a conservé une âme d’inquisiteur. Il enquête, il fouille, il tient des fiches, et il ”balance”. » Il se lance aussi dans des guerres saintes, toujours justifiées, pour éliminer, physiquement, tous ceux qui s’opposent à lui : puisque lui représente le Bien, ses opposants ne peuvent vouloir que le Mal, soit qu’ils l’affirment, soit qu’ils soient hypocrites, comme cette droite toujours suiviste de l’extrême droite.
Cette alliance de la Gauche et du Bien permet d’ailleurs la réécriture de l’histoire. Comme le note Chemain, « la présomption s’inverse : puisque la Gauche est le Bien, alors le Bien, c’est la gauche. Forcément puisque la Résistance, pendant la guerre, c’était le Bien et la Collaboration le Mal, alors la gauche était résistante et l’extrême droite collaborationniste : que les faits démontrent le contraire n’a aucune importance. » Le contrôle culturel exercé par les médias, les écoles ou l’université permet cette réécriture, mais il s’accompagne aussi de la multiplication de normes contraignantes visant à sanctionner pénalement tel comportement ou telle formule, dans une perpétuelle fuite en avant. « La Gauche veut toujours plus d’État, c’est à lui par ses lois qu’il revient de nous libérer, et par ses juges de nous y obliger. Et plus en amont, ce sont ses universitaires et ses chercheurs en sciences molles qui identifient les nœuds d’oppression à défaire, son vaste corps enseignant et ses journalistes fonctionnaires ou subventionnés qui en persuadent le bon peuple, ses associations gavées d’argent public qui militent ”sur le terrain” contre toutes les oppressions. » L’État nous libère de tout, mais, comme le note Chemain, « sauf de l’État, notre libérateur ».
Assumer la censure
Que faire ? Restaurer, dit Chemain, les images du héros, du saint et du chevalier, mais pas seulement, et il retourne « l’interrogation inquiète de Geoffroy de Lagasnerie, qui se positionne actuellement comme un intellectuel de gauche de référence : “Je pense que la politique est de l’ordre de l’antagonisme et de la lutte, et j’assume totalement le fait qu’il faille reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public, pour établir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes” ». La droite peut-elle éviter de retourner cette formule et d’adopter ce comportement si elle veut, parvenue démocratiquement au pouvoir, pouvoir mettre en œuvre son programme ? Mathieu Bock-Coté, qui évoque dans sa préface « un livre intelligent et bien écrit », mais aussi « un livre utile », considère pour sa part que « combattre la gauche ne veut pas dire chercher à la convertir à la droite. Cela veut dire travailler à l’empêcher institutionnellement de nuire. »
On ne peut pas lutter pour affirmer des valeurs de droite en laissant dominer un état d’esprit de Gauche – au sens d’une machine à « brainwasher » dirait sans doute Jupiter. Ce que démontre la lecture de Chemain, c’est qu’en raison même de la construction intellectuelle de la gauche, la droite – la vraie – doit assumer le soutien démocratique qu’elle trouve de nos jours dans les urnes pour mener la politique voulue par ses électeurs et, pour cela, reprendre le contrôle des institutions détentrices de la doxa, étatiques ou non. On voit d’ailleurs une telle politique menée çà et là dans le monde, et même si le poids de la cléricature de gauche est particulièrement lourd en France, l’élan est donné.
Illustration : La pythie Mathilde Panot, en pleine transe gauchiste, vaticine contre les fascistes.
Jean-François Chemain, Notre amie la Gauche. Deux siècles de cléricature, avec une préface de Mathieu Bock-Coté. Via Romana, 2025, 15€
