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L’électeur trompé ou la douleur de l’irrespect

Selon Simone Weil

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L’électeur trompé ou la douleur de l’irrespect

Conference de presse d Emmanuel Macron, President de la Republique avec Charles Michel President du Conseil europeen et Ursula von der Leyen, Presidente de la Commission Europeenne apres le Sommet europeen informel organise par le Pr√'sident francais, dans le cadre de la presidence tournante francaise du Conseil de l Union europeenne, pour echanger sur l invasion de l Ukraine par la Russie et le futur de l Europe, au Chateau de Versailles le 11 mars 2022. Versailles, FRANCE - 11/03/2022 Press conference of Emmanuel Macron, French President with Charles Michel President of the European Council and Ursula von der Leyen, President of the European Commission after the Informal European Summit organized by the French President, within the framework of the French rotating presidency of the Council of the European Union, to exchange on the invasion of Ukraine by Russia and the future of Europe, at the Chateau de Versailles on March 11, 2022. Versailles, FRANCE - 03/11/2022//04HARSIN_CONFPRESSMACRONSOMMET054/2203111813

Dans les démocraties électorales modernes, soit ces régimes qui, périodiquement, soumettent le pouvoir comme ses titulaires aux enchères du peuple, surgissent alors incontinent sur l’agora divers camelots, mercantis et autres bonimenteurs, tous impétrants ayant pour point commun de vendre des lendemains qui chantent au chaland-électeur qui n’en peut mais et, surtout, qui sera vite oublié une fois les suffrages empochés. Or, sitôt les agapes terminées, le consommateur-électeur prend conscience d’avoir été joué par tant de fadaises inconsidérément avalées, souvent avariées, au point qu’il lui en vient des aigreurs et des amertumes. C’est la preuve que l’âme ne saurait absorber n’importe quelle nourriture. Les denrées programmatiques de ces marchands d’illusions sont bien souvent périssables, leur réclame sonne quasiment toujours faux. S’il peut arriver qu’elles surchauffent momentanément les cœurs enivrés aux alcools forts de la démagogie, elles assèchent durablement les âmes aux feux incandescents du mensonge et de la mystification. Partant, le citoyen peut estimer, à bon droit, qu’il n’est pas respecté. L’irrespect est donc ce hiatus fondamental introduit entre les hommes par leurs semblables.

Simone Weil (1909-1943) écrivait que « le fait qu’un être humain possède une destinée éternelle n’impose qu’une seule obligation ; c’est le respect » (L’Enracinement, 1949). Les hommes peuvent bien posséder ou se voir reconnaître des droits aussi infinis ou indéfinis soient-ils, « la notion d’obligation prime celle de droit qui lui est subordonné et relative ». La démocratie moderne est fondée sur le droit ou, plus exactement, sur l’État de droit ; la démocratie s’analyse même comme une métonymie de l’État de droit, lequel, privilégiant une conception procédurale et instrumentale du droit, en fait la source principale de toute obligation. Ainsi, les droits de l’homme sont-ils à l’origine d’un certain nombre d’obligations démocratiques qui ne sont pourtant pas autres choses que d’autres droits en découlant. Le droit de vote ou d’expression et autres droits politiques, que l’on peut en inférer, n’ont aucune autre existence concrète que celle des principes qui les ont fait naître. En d’autres termes, tout droit est appendu à un droit qui lui préexiste. Telle est, d’ailleurs, la définition logico-transcendantale du droit ainsi posée par le juriste Hans Kelsen dans une perspective exclusivement positiviste. Or, si « les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions », « l’obligation seule peut être inconditionnée ». Simone Weil ajoutait encore que « cette obligation est éternelle. Elle répond à la destinée éternelle de l’être humain. Seul l’être humain a une destinée éternelle. […] Seul est éternel le devoir envers l’être humain comme tel ». La philosophe en tenait pour un ancrage réel du devoir qui, en première instance, trouve son mode d’expression « par l’intermédiaire des besoins terrestres de l’homme ».

Toutefois, à côté de ces besoins physiques, distinguait-elle les besoins inhérents à la vie morale. Les besoins d’ordre physique comme la faim, la soif, la nécessité de se vêtir ou de se soigner, ressortissent à la corporéité animale de l’homme, quand les besoins relatifs à la vie morale, parce qu’ils commandent des attitudes et des comportements devant s’accomplir dans un sens précis attendu par la collectivité, sont-ils d’une essence supérieure par « le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines ». Si l’on ne doit certes pas oublier que Simone Weil écrivait, tandis qu’elle résidait à Londres, en pensant à la France occupée par une puissance étrangère, il n’en demeure pas moins que sa conception de la collectivité humaine était entée sur la nation. « Par sa durée, écrivait-t-elle, la collectivité pénètre déjà dans l’avenir. […] De par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l’unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l’unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l’homme, c’est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération. » Elle poursuivait, de manière quasiment itérative, en écrivant que « la nation seule, depuis déjà longtemps, joue le rôle qui constitue par excellence la mission de la collectivité à l’égard de l’être humain, à savoir assurer à travers le présent une liaison entre le passé et l’avenir. En ce sens, on peut dire que c’est la seule collectivité qui existe dans l’univers actuel ».

Ces lignes n’ont évidemment pas pris une ride. Loin de tout nationalisme militant, cette chrétienne mystique, morte prématurément, portait ontologiquement haut le souci politique de l’homme – comme aurait dit Pierre Boutang. Le respect, le devoir n’ont de valeur que parce qu’ils sont constitutifs du sacré de l’homme, soit cette attente invinciblement nichée en son cœur « qu’on lui fasse du bien et non du mal » (La Personne et le Sacré, 1950). Sans nul doute, la déconvenue de l’électeur trompé prend-elle, quelque part, racine dans ce déchirement de l’âme que lui cause l’ineffable et douloureux sentiment « qu’on lui [a] fait du mal »…

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