Et si l’oubli – pour ne pas dire la désertion – du sens commun érigé en axiomatique servait à expliquer les plus grands de nos maux actuels ?
D’aucuns, sans doute, trouveront cette interrogation des plus sommaires, sans voir, pourtant, qu’elle renoue avec une certaine épure cartésienne de l’intelligence occidentale – c’est-à-dire, proprement européenne –, à l’heure où la confusion règne à tous les étages de la pensée devenue difficilement traduisible par des mots et des concepts dont on a délibérément travesti le sens. Après la mort de Dieu, dont Nietzsche avait exprimé le constat amer et glaçant, est-il temps, désormais, d’annoncer celle de la pensée européenne ? Lorsque nos élites, elles-mêmes, semblent avoir renoncé à la préservation et à la transmission de tout héritage, lorsque nos peuples paraissent incapables, par ataraxie, perte de goût pour les hautes voltiges de l’esprit, et uniquement mus par l’inextinguible passion triste de se consumer/suicider dans un avoir toujours plus étendu qui, tel un trou noir, au champ gravitationnel intense, rend impossible tout sursaut ou élévation spirituelle, bref, lorsque tout un chacun a perdu en lui-même et pour ses semblables toute idée du souverain bien, il paraît plus que probable que l’intelligence en sursis vive ces dernières heures. Qui aurait imaginé, il y a un siècle, que le déconstructivisme « woke » aurait déferlé, emportant tout sur son passage, de l’université à l’esprit public ? Certes, nul n’aurait prévu que cette gangrène de l’esprit aurait gagné si rapidement sur un tissu anthropologique et mental en état de putrescence intellectuelle, morale et spirituelle très avancé. Le philosophe Jean-Claude Michéa a récemment conjecturé que cette maladie de la modernité serait contenue en germe dans la pensée de Descartes, laquelle aurait enfanté la philosophie des “Lumières” et serait à l’origine du « combat constitutif contre toutes les formes de traditions et de ’’préjugés’’ issues de l’histoire antérieure (c’est-à-dire propres aux sociétés non encore capitalistes) » Extension du domaine du capital, 2023. S’il est indéniable que la philosophie cartésienne a constitué une authentique coupure épistémologique au sein de la pensée européenne, ouvrant, certes, la voie laïque aux grandes interrogations de la modernité (la communication des substances entre matière et esprit, par exemple), il paraît néanmoins exagéré – hyperbolique, aurait dit le Tourangeau – d’en faire la matrice putative du « wokisme » et de ses corollaires. Les contempteurs de la modernité, ayant parfois tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain, seraient naturellement portés à tenir René Descartes et le cartésianisme comme la source de tous nos maux, l’interprétation hâtive de son œuvre succédant à une lecture partielle.
Le doute s’est mué en relativisme systématique
Le point de départ de la critique réside dans ce doute cartésien aussi fantasmé qu’incompris. Toujours asservi à l’entendement, il n’a d’autre but que la connaissance. Le grand apport de Descartes fut précisément de montrer en quoi la raison, soumise aux exigences de la méthode, ne pouvait se laisser égarer autant par nos sens que par les frivolités de notre imagination. Ainsi, le philosophe ne prétendait guère lâcher la bride sur le cou de la raison mais recommandait, au contraire, de la maintenir fermement sous le joug d’un enchaînement déductif rigoureux ; la raison devait devenir, ici, l’antidote à la fantaisie. La connaissance cartésienne tend à l’universel (donc à la vérité) ; si elle décompose et déconstruit les parties d’un tout, est-ce méthodologiquement, pour clairement saisir l’essence du tout à travers ses parties. Le dessein de Descartes consiste à revenir aux fondements du savoir, à l’établir lumineusement sur les certitudes les plus irréfragables, à lui imprimer la force de l’évidence, à lui conférer tout le poids inexpugnable du « bon sens ». Il s’agit de revenir aux « premières semences de vérité qui sont naturellement en nos âmes » (Discours de la méthode, VIe partie, 1637). Ce sont ces « idées innées » qui contiennent autant de vérités nécessaires – encore n’acquièrent-elles ce statut qu’à partir du moment où elles indiquent l’essence des choses – qu’il convient de redécouvrir. Les vérités innées ne sont pas suspendues à notre expérience (forcément contingente) mais contenues a priori dans la raison qui les découvre au fil du temps. L’on peut donc dire que la possession dispositionnelle des idées innées arrimment la raison à une transcendance qui l’empêche, ce faisant, de s’ébrouer dans un bain d’indiscipline. Au rang des idées innées on trouve le fameux « ego cogito » ; or, celui-ci ne peut être fondé en raison qu’après que l’on a écarté tout doute quant à sa véridicité. La dubitatio chez Descartes n’était pas employée pour faire table rase du savoir, mais « pour suspendre tout jugement » dans l’hypothèse où il serait impossible de « parvenir à la connaissance d’aucune vérité » (Méditations métaphysiques I, 1641). Le doute cartésien se trouve à l’origine du plus grand malentendu philosophique ayant ouvert la brèche aux théories déconstructionnistes, dont Jacques Derrida fut le principal architecte. Chez ce dernier et ses successeurs « wokes », corrompus par le « malin génie » du soupçon permanent, le doute s’est mué en scepticisme perpétuel, en relativisme systématique ; ici, le doute est forcé, artificiel ; il volette vers les épiphénomènes et déserte le nid des essences immuables. C’est ignorer que la philosophie du doute cartésien est sous-tendue par une éthique éloignée de tout logocentrisme, c’est-à-dire de toute raison raisonneuse et autolégitimante.