Analyste politique de grande qualité, directeur d’une Revue politique et parlementaire qu’il a très largement contribué à revivifier, Arnaud Benedetti est loin des analyses ronronnantes de certains de ses collègues. Avec Aux portes du pouvoir, il examine les capacités du RN à y parvenir à la prochaine élection présidentielle. Les législatives issues de la dissolution surprise changent sans doute un peu la donne – à l’heure où ces lignes sont écrites nous n’en connaissons pas le résultat –, mais cette analyse où l’auteur évoque les dysfonctionnements du pouvoir actuel, l’évolution du parti sous la direction de Marine Le Pen, puis sa capacité à fédérer en dépassant les craintes qu’en ont encore certains est plus que jamais d’actualité.
Quant aux dysfonctionnements, quatre « facteurs principaux se distinguent : la dévalorisation de la France par les élites, la technocratisation du politique, la libération du mépris social », niés par un Emmanuel Macron qui continue sa fuite en avant. « Communication de tous les instants, métabolisation des rapports de force […], usage des institutions dans le but de préserver ses positions plus que d’en respecter l’esprit […] resserrement constant sur son socle social électoral », c’est ce que Benedetti appelle le carré magique : « com’, opportunisme, utilisation abusive des ressources institutionnelles et fidélisation de ses clientèles sociologiques ». Celui qui a consacré à Emmanuel Macron Le coup de com’ permanent (2018), a tout de suite décelé, en professionnel, que le personnage mise « sur l’amnésie collective que le règne de l’immédiat et du zapping informationnel favoriserait pour faire oublier ses positions contradictoires ».
Capteur des déceptions
La campagne des législatives, avec de la part du Président les menaces de guerre civile comme ses interventions permanentes – à rebours de la discrétion qu’auraient souhaité certains membres de la majorité présidentielle –, prouvent une continuité. Le Président, sans majorité à l’assemblée depuis 2022, travaille à détacher plus encore les institutions européennes des pouvoirs nationaux, rêvant peut-être de devenir le futur « président de l’Europe ». Mais le fait qu’il ne puisse plus candidater pour un troisième mandat crée un phénomène d’écurie au sein de sa majorité, ce que montrent les tentatives d’Édouard Philippe, de Bruno Le Maire ou de Gabriel Attal, nouveau joker de l’oligarchie, pour sembler s’affranchir de sa tutelle.
Pourtant, le réflexe « antipopuliste » des tenants du pouvoir, de la crise des Gilets jaunes à cette campagne des législatives, dresse les Français contre les pseudo- élites. Car le sentiment de déclassement, ressenti par quasiment toute la population, à l’exception de l’upper class oligarchique et de ses commensaux, « coagule – écrit Benedetti – des populations qui, positionnées différemment sur l’échelle sociale, convergent dans une appréciation identique du déclin français et de l’incapacité des pouvoirs successifs à y apporter des solutions ». Et c’est ainsi que selon lui, aujourd’hui, « le RN est devenu le capteur quasi exclusif de toutes les déceptions, désillusions et exaspérations de pans entier d’une société qui aura politiquement tout essayé ou presque ».
Comment y est-il parvenu ? Le RN « mariniste » a d’abord largement évolué sur le plan sociétal, en même temps qu’il a opéré une nette clarification par rapport à l’histoire. Et si Benedetti note les erreurs de sa présidente lors des débats des présidentielles, et tente, parce qu’il connaît leur arrière-plan, d’expliquer pourquoi elle n’a pas été capable de se rendre plus « présidentiable » en 2017, ou d’attaquer Emmanuel Macron sur son bilan en 2022, il note aussi sa résilience dans ce qui reste une course de fond. L’arrivée en force du RN à l’Assemblée nationale en 2022 a aussi largement changé les choses. L’existence d’un groupe parlementaire RN, son attitude dans les travées, tandis que le Président n’a plus qu’une majorité relative, ce qui suppose l’obligation pour Renaissance de composer avec d’autres groupes, tout cela fait qu’« il n’existe plus, dans un paysage dévasté par les factions, qu’un seul bloc partisan homogène, puissant et ascendant : le RN » tranche Benedetti.
Au fil du temps et des expériences, le parti s’est professionnalisé, ses relations avec les médias deviennent différentes, et il a acquis une expertise programmatique. Mais, surtout, le discours RN est un discours pleinement politique, un discours de gouvernement et non de gouvernance. « La force latente du marinisme est de ramener la France au politique quand tous les autres, ces dernières années, l’en ont éloigné par un excès de technicité souvent, de conformisme intellectuel parfois, et surtout de méconnaissance des fondements qui dans la durée fabriquent une nation. »
Un parti devenu central
La question reste de savoir si cette progression est due au fait que le RN arrive à convaincre pu public nouveau, ou si l’évolution de la société est telle qu’un nouvel électorat se tourne vers la seule formation qui, pour l’instant, n’a pas été au pouvoir – le fameux « on n’a pas encore essayé ». Le RN progresse-t-il parce qu’il est meilleur ou parce que ses concurrents sont de plus en plus mauvais, se refusant à répondre aux angoisses de la population ? C’est toute la question, par exemple, de cette gauche danoise qui reste au pouvoir parce qu’elle a entièrement revisité son logiciel sur l’immigration.
Quoi qu’il en soit, la plupart des milieux sont pour notre auteur maintenant perméables au RN, qui devient petit à petit « central ». « Central ne veut bien sûr pas dire centriste, encore moins dépourvu de convictions, mais cela signifie surtout occuper l’espace le moins allergisant possible, non pas le plus petit, mais le plus grand dénominateur commun ». Le fait que le monopole médiatique de la gauche ait été mis à mal par l’apparition du groupe Bolloré joue sans doute aussi un rôle dans cette évolution.
La question que pose enfin Benedetti, qui aura hanté la campagne des législatives, est celle de la capacité du RN à gouverner. Il insiste ici sur le rôle de conseillers que peuvent jouer ces hauts fonctionnaires qui n’oublient pas que Macron a sabré les grands corps. « Les profils susceptibles de s’agréger sont de deux types : des gens très confirmés qui n’ont plus rien à risquer ou des jeunes, fortement motivés, en quête de responsabilités futures ». Et il écrivait, avant le geste d’Éric Ciotti aux législatives, qu’un certain nombre de parlementaires des Républicains, qui avaient choisi de ne pas aller rejoindre le macronisme, pourraient considérer qu’ils ne peuvent cette fois rater le train d’une alliance avec un RN parvenant au pouvoir.
Notre analyste évoque encore la manière dont les jurisprudences pourraient tenter de bloquer, ou au moins de minimiser les réformes. Pour lui le parti devrait « ne rien lâcher sur les déterminants historiques du vote RN : l’immigration, la sécurité et plus largement la souveraineté ». Il faut en effet que les électeurs conservateurs – entendre par là dans son esprit ceux de la droite classique et les retraités – soient convaincus « que le RN ne renoncera pas à ses objectifs sur la question de l’ordre, essentielle à leurs intérêts matériels ». La question, quand on se lance dans la « normalisation », ou la « dédiabolisation », est en effet de ne pas abandonner ses fondamentaux, mais Marine Le Pen serait-elle tentée de s’en écarter que l’actualité quotidienne l’obligerait sans doute à y revenir.
« Rien n’est jamais certain », conclut très justement Benedetti, mais, quel que soit le résultat des élections législatives, la question de l’arrivée au pouvoir du RN est maintenant dans tous les esprits.
Arnaud Benedetti, Aux portes du pouvoir. RN, l’inéluctable victoire ?, Paris, Michel Lafon, 2024
Illustration : « La marée monte. Elle n’est pas montée assez haut cette fois-ci, mais elle continue à monter et, par conséquent, notre victoire n’est que différée. » Marine Le Pen, 7 juillet 2024, TF1.