FILE - In this March 28, 2017 file photo, Iranian President Hassan Rouhani, right, enters a hall for talks with Russian President Vladimir Putin at the Kremlin in Moscow, Russia. After watching for years as the United States called the shots in the region, Russian President Vladimir Putin is seizing the reins of power in the Middle East, establishing footholds and striking alliances with unlikely partners. From Syria’s battlefields to its burgeoning partnership with Iran and Turkey to its deepening ties with Saudi Arabia, Russia is stepping in to fill a void left by the United States. (Sergei Karpukhin/Pool photo via AP, File)/HAS504/17306388515085/A MARCH 28, 2017 FILE POOL PHOTO./1711021805
La stratégie est une science théorique, mais c’est aussi une science de l’action, susceptible donc d’évoluer. Les stratèges, si on va à l’essentiel, adhèrent à trois grands principes fondamentaux : celui énoncé par Clausewitz, « la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens » ; la formule du général Beaufre, « la stratégie est l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leurs conflits » ; et la prescription de Sun Tzu, « s’attaquer à la stratégie de l’ennemi », autrement dit perturber ses plans pour ne s’attaquer à ses forces que le moins possible, ce qui couvre toutes les stratégies dites périphériques ou indirectes, ainsi que les nouvelles stratégies « hybrides », ou encore la stratégie du renseignement et de l’influence, au sens large.
Sun Tzu ne vieillit pas, il devient même, avec la stratégie dite « cyber » ou informatique, de plus en plus actuel ! Mais Clausewitz et Beaufre ont pris un coup de vieux, ils valaient pour les guerres « classiques », jusqu’en 1945, ils ont besoin maintenant d’un aggiornamento.
La « guerre comme continuation de la politique » ? Mais Lénine avait déjà ajouté, dans sa vision révolutionnaire des conflits comme conséquences de la lutte des classes, « par des moyens plus violents ». Cela affaiblissait déjà la distinction paix/guerre qui marquait le droit international classique. Mais les guerres dites de décolonisation et ensuite les conflits liés à l’ébranlement de l’ordre international centré sur l’Occident, depuis le début des années 2000, ont érodé la distinction paix/guerre : on peut aussi bien dire aujourd’hui que la paix est « la continuation de la guerre par d’autres moyens ». Dans beaucoup de situations actuelles, de l’Irak à l’Afghanistan et à la Syrie, c’est bien ce qui se passe. Cela contribue à l’échec des expéditions occidentales depuis 2001 : le « rétablissement de la paix », pour reprendre l’expression de l’ONU, leur échappe… La séquence traditionnelle paix-guerre-paix devient l’exception (la guerre des Malouines, par exemple).
Mais c’est aussi Beaufre qui doit être mis à jour. Il présupposait en fait deux adversaires opposés. Or c’est trop simple. De plus en plus les camps en présence sont multiples, ce sont même parfois des nébuleuses. Dans les démocraties, la politique extérieure doit être soutenue par les coalitions au pouvoir, par les parlements. Même les régimes présidentiels doivent tenir compte du parlement et de l’opinion, la Ve République est encore dans ce domaine une relative exception. Mais on ne fait plus la guerre seul, ce sont désormais des alliances qui s’affrontent (éventuellement des États coalisés face à des mouvements de guérilla divisés et imparfaitement coalisés). On a affaire à une pluralité de volontés, il ne s’agit plus d’un jeu à deux, à somme nulle, comportant la victoire de l’un, la défaite de l’autre.
L’équilibre de Nash
La théorie des jeux à plusieurs acteurs a été décrite par le mathématicien américain Nash. Il a établi un théorème, qui lui a valu le Prix Nobel en 1994, théorème baptisé « équilibre de Nash ». Il s’agit évidemment d’un modèle mathématique, qui a été surtout utilisé par les économistes. Il ne peut pas être appliqué directement aux sciences sociales et à la stratégie, mais on peut en tirer des pistes de réflexion fort utiles.
Retenons l’essentiel de l’équilibre de Nash : dans une situation à acteurs multiples, un acteur ne peut pas gagner à 100 %. Mais il réalisera d’autant mieux ses objectifs qu’il tiendra compte de ceux des autres, ceux de ses alliés comme ceux de ses adversaires, afin d’adapter les siens propres dans un jeu complexe.
Cela peut être un modèle de réflexion stratégique utile pour la plupart de nos opérations actuelles, qui sont toutes à acteurs multiples. Par exemple au Mali, nous avons des soutiens (discrets mais importants, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, au nom de la lutte contre Daesh), des alliés, d’abord le gouvernement de Bamako, qui poursuit des objectifs qui ne sont pas tous les nôtres, et les États du Sahel, qui ont leurs propres problèmes. En face, des adversaires divers : des islamistes, mais aussi des opposants ethniques à Bamako ou des groupes de trafiquants d’armes, de drogues, etc., le tout entremêlé de façon très complexe. Il est clair que la « dialectique des volontés » est ici plurielle. L’objectif stratégique et sa réalisation ne relèvent pas d’une logique binaire, et ne peuvent pas se limiter au soutien du gouvernement en place…
Remarquons que la situation des États-Unis en Irak et en Afghanistan est en fait très comparable, même si leurs moyens sont supérieurs. Ajoutons que dans le monde actuel, et par différence avec les conflits périphériques du temps de la Guerre froide ou des guerres de décolonisation, les alliances deviennent, comme l’ensemble du système international, floues, et pas seulement changeantes comme on les a souvent connues dans l’Histoire : l’Arabie saoudite est du côté occidental face à l’Iran, mais elle soutient un wahabisme conquérant qui nous pose un considérable problème en Afrique et en France même. Des remarques du même genre pourraient être faites à propos de certains groupes d’opposants à Bachar el-Assad en Syrie, que nous soutenons localement mais qui ne partagent pas forcément notre opposition à l’islamisme radical. Ou encore à propos des Kurdes.
On voit la difficulté de la planification et de la décision stratégiques dans ce contexte. On voit également que l’acteur qui peut décider seul, sans avoir en prendre en compte ses divisions internes ou ses alliés, est mieux placé : en effet une équation à plusieurs inconnues est plus facile à résoudre si on peut bloquer une variable. Comme l’a écrit Schiller : « Le fort est plus fort quand il est seul ! ». C’était une des citations favorites d’Hitler, et effectivement ce fut son orientation stratégique fondamentale. Dans son cas, ça n’a pas été un succès…
Vertus du flou et du souple
Mais le président Poutine nous donne l’exemple d’une stratégie politique de ce genre, correspondant à ce cas particulier de l’équilibre de Nash, où un décideur unique manœuvre face à des adversaires multiples de façon à maximiser les possibilités d’accomplissement de ses objectifs. En effet, Poutine manœuvre : il s’est emparé de la Crimée, mais il limite les réactions de l’Union européenne par une diplomatie active qui la divise, selon des lignes de clivage correspondant aux intérêts économiques et aux conceptions idéologiques ou sociétales divergents d’un pays à l’autre. Il joue donc en tenant compte des objectifs des autres, de façon à augmenter ses chances de succès, car il sait, lui, qu’il ne peut pas tout imposer partout tout seul. En particulier il se garde bien de se laisser enfermer dans des objectifs trop clairement définis : à l’égard de l’Ukraine ou des Pays baltes, par exemple, il maintient le plus grand flou et fait souffler le chaud et le froid, pouvant ainsi, à tout moment, pousser son avantage là où c’est possible, de façon très souple, en tenant compte de l’ensemble des facteurs, et en particulier des réactions à tout moment de ses différents partenaires ou adversaires.
De même au Moyen-Orient : le soutien au gouvernement de Damas est l’invariant. Les relations de Moscou avec Istamboul et Téhéran évoluent en revanche de façon constante de façon à maximiser la chance de réussite de l’objectif principal : le maintien de l’influence russe au Moyen-Orient via la Syrie et la protection des équilibres religieux délicats de la Fédération de Russie face aux islamistes. Mais rien n’est exclu par ailleurs pour augmenter l’influence russe, vers l’Iran ou la Turquie, ou même vers l’Islam sunnite. Poutine suit donc la stratégie impliquée par l’équilibre de Nash !
En tout cas il me paraît avoir compris la philosophie stratégique de notre temps mondialisé : Clausewitz se retourne comme un gant, mais Sun Tzu reste le théoricien de toutes les stratégies d’influence et de manœuvre indirecte. Quant à la formule de Beaufre, elle doit être élargie : il faut tenir compte de la volonté de tous les nombreux acteurs, des alliés comme des adversaires, et il faut savoir moduler ses objectifs, sans s’acharner quand ils se révèlent excessifs, de façon à profiter le mieux possible des évolutions d’une conjoncture changeante. Il n’y a pas de victoire absolue et définitive, il n’y a plus que des victoires relatives et temporaires.
Illustration : Hassan Rohani appréciant la souplesse de sa relation avec Poutine.