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Célébrer, commémorer, rendre hommage, telle est la marotte des Français depuis trois ou quatre décennies. Certains États africains, qui comptèrent autrefois parmi nos anciennes colonies, envoient des hauts fonctionnaires étudier de près l’histoire, les statuts et le mode de fonctionnement de notre Institut de France (en particulier de l’Académie française) afin de pouvoir créer dans leurs pays respectifs une semblable institution culturelle, si originale, à leurs yeux, et qui leur paraît défier le temps, au point de perdurer au prix d’un strict minimum d’adaptation, et de survivre aux bouleversements de tous ordres. Quant à nous, nous nous permettrons modestement de leur suggérer d’envoyer dans notre pays des stagiaires, choisis parmi leurs hommes politiques, pour leur donner l’occasion de s’initier aux procédés et procédures de célébration, de commémoration et d’hommages devenues si fréquentes chez nous.
Ces actes solennels sont devenus une spécialité nationale. Nos dirigeants politiques, tous partis confondus, sont passés maîtres en la matière, et ne laissent jamais passer une occasion de s’y distinguer. On pourrait penser, à bon droit, qu’ils emploieraient plus utilement leur temps à se colleter à la résolution des grands problèmes de notre pays, surtout en une période aussi dramatique au-dedans qu’au dehors. Mais non : ils tiennent à tout prix à paraître, graves, compassés, en ces augustes moments de grand rassemblement moral qui permettent au président de la République de pontifier grâce aux postures appropriées à la circonstance, et à une déclamation comparable au discours de réception de tout nouveau membre de l’Académie française au moment de son entrée dans l’illustre compagnie.
Des spécialités imperméables à la critique
Preuve de légèreté ? Propension typiquement française à la vanité et à la futilité ? Aucunement, et il ne faudrait pas s’y tromper. Ces manifestations d’austère frivolité, de pompeuse infatuation nationale, de suffisance aussi grave que ridicule, de discours emphatiques jusqu’à la boursouflure, obéissent à une stratégie de communication, voire de propagande. On s’en doutait, dira-t-on. Le dire comme s’il s’agissait d’une révélation revient à enfoncer une porte ouverte. C’est exact. Mais le malheur, dans notre pays, tient en ceci que les critiques les plus fondées, les mieux établies, les plus connues – et, finalement, les plus banales – ont si peu d’effet sur le comportement de nos compatriotes que leur énoncé ou leur simple rappel semble toujours devoir s’imposer comme s’il s’agissait d’une nouveauté. « Entre le risque de se répéter et celui de n’être pas entendu, il n’y a pas à hésiter », disait Louis de Bonald, qui sous-entendait par ces mots, cela tombe sous le sens, qu’il vaut mieux être écouté et exercer ainsi une influence sur ses auditeurs ou lecteurs, quitte à se voir taxé de rabâchage, que de ne retenir l’attention de personne. Il croyait que la répétition inlassable d’un jugement, d’une idée, garantit son influence. Et sans doute en allait-il ainsi à son époque (fin du XVIIIe siècle et début du XIXe). Hélas, il n’en va pas de même dans la France contemporaine, et ce depuis longtemps. Les exemples ne manquent pas de cette absence d’emprise des vérités les plus avérées (au point de faire figures de lieux communs) sur nos contemporains, y compris les (prétendument) plus intelligents, les plus instruits, les mieux informés. Prenez le prix Goncourt, exemple entre bien d’autres, choisi ici à titre de spécialité bien française. Tout le monde sait, depuis au moins quatre-vingts ans que ce prix couronne neuf fois sur dix les romans de qualité moyenne et destinés à un total oubli, d’écrivains qui n’ont jamais eu quelque importance dans la littérature de langue française, et publiés par les grands éditeurs parisiens1, cependant que des œuvres réellement originales et d’un tout autre calibre étaient ignorées, ainsi que leurs auteurs. Critiques acerbes et moqueries ont plu, des décennies durant, sur ce prix … sans aucun effet : chaque année, le lauréat du prix Goncourt est (momentanément) la coqueluche des médias, empoche la coquette somme liée au prix, et a droit à un beau succès de librairie. Il en va de même de toutes nos solennités nationales. Ces dernières rencontrent toujours l’adhésion fervente de nos compatriotes, les jeunes comme les anciens. Tous suivent comme un seul homme. Il n’est que de considérer l’hommage rendu à feu Robert Badinter. Des dizaines de personnes ont fait la queue, place Vendôme, devant le ministère de la Justice, malgré la pluie, pour signer le registre de condoléances en l’honneur du défunt Garde des Sceaux, qui avait fait abolir la peine de mort quarante-deux ans plus tôt. Sidérant spectacle que celui donné par ces gens venus honorer un homme auquel ils ne pensaient aucunement la veille de l’annonce de son décès, dont le souvenir ne leur importait pas le moins du monde, et dont les idées et les actions passées n’exerçaient nulle influence appréciable sur leur propre pensée et leur conduite personnelle. Et l’hommage solennel rendu au même personnage, le 14 février dernier, fut un triomphe télévisuel. En réalité, tous ces gens se souciaient de Badinter comme de leur première culotte, et ne l’avaient jamais considéré, pour la plupart, comme un exemple ou une gloire nationale. Mais les médias et les caciques de la classe politique leur avaient asséné qu’il était l’un et l’autre, et ils se sentaient donc tenus de s’associer à cet hommage, de saluer respectueusement le grand homme disparu.
La même remarque s’applique à propos de l’hommage rendu à Giséle Halimi le 4 mars 2023, au palais de Justice de Paris. Les gens se crurent obligés de s’y associer, au moins moralement, car on les persuada que cette dame avait fait faire à la cause des femmes en particulier, et à l’humanité en général, un pas de géant.
Une manipulation idéologique et morale
C’est dire à quel point ces hommages relèvent de la manipulation morale et politique. Ils honorent tous le même type de personnalités, entendons par là des hommes et des femmes érigés en icônes pour avoir, chacun(e) dans son registre d’action et d’influence, promu des mesures politiques ou sociales toutes rapportées à une morale universaliste et désincarnée, présentée comme la fin naturelle, inéluctable et obligatoire de l’évolution de l’humanité, laquelle s’achemine vers un Brave New World, protégé par son Big Brother au service du conformisme éthique, de la bien-pensance et du politiquement correct. Tel est le cas des deux personnalités que nous venons de citer, l’une ayant fait abolir la peine de mort, l’autre ayant combattu pour l’indépendance de l’Algérie, le droit à l’avortement et l’égalité des sexes. Tel est le cas, aussi, de Simone Veil, récemment panthéonisée.
La panthéonisation. Un instrument idéologique et politique aux mains du pouvoir
La panthéonisation représente le degré le plus élevé de l’hommage national. Les hommes et les femmes dont les cendres sont transférées au Panthéon représentent censément ce que la France a produit de meilleur dans le domaine de la politique, de la connaissance (scientifique en tout premier lieu), des lettres et des arts. Ils sont ceux à qui la France est redevable pour sa prospérité, son prestige intellectuel, sa grandeur morale, sa générosité et les services rendus à l’humanité. Bref, ils sont les symboles par excellence du rayonnement de la France dans le monde. Rayonnement : le mot n’est pas anodin. Le soleil rayonne. C’est-à-dire qu’il émet, à partir de sa masse énergétique, des rayons qui éclairent, chauffent et font vivre la planète entière. Il en va de même, symboliquement, bien sûr, de ces personnalités du Panthéon. Leur gloire fait briller le pays de tout son éclat. Ce qui brille est indivisible, insécable, et sa beauté, toute d’unité, ne comporte pas de zones d’ombre. C’est dire que la personnalité transférée au Panthéon doit être admirable sans restriction, d’une pièce, sans nuances, autrement dit sans discussion possible, sans admettre la critique, la controverse, la relativisation. Ceci explique que les personnalités panthéonisées soient presque tous soit des hommes politiques, des hommes d’État, qui ont édifié la France post-révolutionnaire les uns après les autres, ou ont contribué à le faire et à lui donner son aspect contemporain, soit des hommes de réflexion, de plume et d’esprit, ou des savants auteurs de découvertes et inventions aussi prodigieuses qu’utiles et ayant constitué un progrès de taille pour l’humanité, et dont les titres de gloire éclipsent, de par l’ éblouissement qu’ils provoquent, leur personnalité même, avec ses contrastes, ses possibles faiblesses, et, pour tout dire, leur simple humanité. Divers manuels d’histoire de la première moitié du XXe siècle, destinés aux élèves de CM2, comportaient une page, la première d’une leçon consacrée aux sciences, arts et lettres au XIXe siècle et au début du XXe, représentant les photographies respectives de Victor Hugo, Louis Pasteur et Pierre Curie, côté à côte, avec cette légende : « Trois grands Français », invitant les élèves au respect admiratif, et les préparant à la vénération. Le choix était fort judicieux. Victor Hugo fut un géant littéraire protéiforme, majestueux, souvent emphatique et torrentiel, d’une longévité exceptionnelle ; et son opposition à Louis-Napoléon Bonaparte, soulignée par un exil de vingt ans et son Napoléon le Petit, a fait de lui le héros et le patriarche de la République, laquelle a porté aux nues ses Misérables plus que son Hernani ou ses Contemplations. À l’évidence, il constitue un total (et donc idéal) symbole de la France, plus que d’autres grands écrivains moins monumentaux, moins olympiens. L’humanité est redevable à Louis Pasteur de ses travaux d’hygiène, de débactérisation et de prophylaxie, ainsi que de sa découverte de la prévention et du traitement de la rage. Pierre Curie a découvert, avec son épouse, le radium, aux multiples applications médicales, et a été couronné par un prix Nobel. Tous deux se présentent donc comme de grands savants dont les découvertes ont bénéficié au genre humain. Ils symbolisent donc non seulement la science, mais aussi et surtout sa dimension humaniste, ce que ne peuvent faire d’autres savants du XIXe siècle, tels que Léon Foucault ou Chevreul. Victor Hugo fut panthéonisé dès son décès, Pierre Curie en 1995. La République voulait accorder cet honneur à Pasteur, dès son décès, mais la veuve du savant s’y opposa.
La personnalité panthéonisée doit avoir servi, fût-ce inconsciemment, la cause de l’humanisme universel. La défense et illustration de cette cause est d’ailleurs la raison d’être du Panthéon et des cérémonies de panthéonisation. C’est dire que celles-ci ont une fonction éminemment politique consistant à célébrer solennellement la république par le truchement d’un hommage rendu à une personnalité éminente et consensuelle.
C’est par un décret du 4 avril 1791 (la Révolution avait commencé depuis deux ans, et avait fait de la France une monarchie constitutionnelle en rupture avec l’Ancien Régime) que l’Assemblée nationale constituante transforma l’église Sainte-Geneviève en temple dédié aux grands hommes « à dater de l’époque de notre liberté »2, c’est-à-dire postérieurement à 1789, ce qui excluait les grands hommes de la France d’Ancien Régime3. Par un décret du 20 février 1806, Napoléon conserva cette fonction au Panthéon, mais lui rendit également sa fonction religieuse et son nom d’église Sainte-Geneviève. Louis XVIII, par une ordonnance royale du 12 avril 1816, rendit cette dernière au seul culte catholique. La Monarchie de Juillet laïcisa de nouveau l’église, et lui rendit sa fonction de cimetière des grands hommes, l’appelant « Temple de la Gloire », appellation que la IIe République transforma en « Temple de l’Humanité ». Comme son oncle, Louis-Napoléon Bonaparte, par un décret du 6 novembre 1851, rendit l’église au culte tout en lui restituant sa fonction de sépulture des grands hommes.
Avec la IIIe République, la panthéonisation devint une arme idéologique, morale et politique. Le décès de Victor Hugo, le 22 mai 1885, joua un rôle déclencheur. Le 26 mai, le gouvernement Buisson décida de rendre au Panthéon sa fonction exclusive de recueil des restes des grands hommes postérieurs à 1789, et le 1er juin, la dépouille de Victor Hugo y fut transférée. Ces deux mesures, la restitution au Panthéon de la fonction que lui avaient dévolue les constituants de 1791, et l’inhumation de Victor Hugo dans ce temple, au terme d’obsèques nationales d’une ampleur inimaginable, étaient éminemment politiques. La république « opportuniste » (modérée et hautement bourgeoise et conservatrice) était alors en mauvaise posture face à ses adversaires, en raison des scandales financiers (krach de l’Union générale), de la question ouvrière, des revers militaires en Indochine, et de la politique scolaire laïque de Jules Ferry, qui ne faisait pas, alors, l’unanimité. Devant se battre sur deux fronts (à gauche, les syndicats ouvriers et les mouvements anarchistes et socialistes, à droite les catholiques, les conservateurs monarchisants et les nationalistes de tout poil), elle devait faire consensus en apparaissant, par de telles manifestations solennelles, comme l’héritière légitime des hommes qui avaient fait la grandeur du pays depuis la Révolution, et l’aboutissement moral et politique de l’histoire de France. La panthéonisation devint alors, pour le pouvoir, un instrument de recréation du consensus autour de lui et des institutions républicaines en général. En témoignent les panthéonisations successives, entre 1885 et 1924, de Marceau (grand général de la Révolution, 1889), La Tour d’Auvergne (grand soldat de la Révolution, 1889) Lazare Carnot (« l’Organisateur de la Victoire », celle de nos armées, durant la Révolution,1889), Sadi Carnot (président de la République assassiné, 1894), Marcellin Berthelot (grand savant et grand républicain, 1907), Zola (héros de l’Affaire Dreyfus, 1908), Gambetta (un des pères de la IIIe République), Jaurès (grand républicain socialiste, humaniste et pacifiste, 1924).
Le rythme des panthéonisations marqua le pas après 1924. Jusqu’au milieu des années 1980, on relève celles de Paul Painlevé (grand mathématicien et deux fois président du Conseil, 1933), Jean Perrin (physicien, 1948), Paul Langevin (physicien et grand démocrate de gauche, 1948), Félix Eboué (1949), et Jean Moulin (1964).
Un emballement depuis les années 1990
En revanche, ce rythme s’est emballé depuis la dernière décennie du XXe siècle, précisément au fur et à mesure que la France sombrait dans un déclin continu en tous domaines (économique, social, politique, scolaire, scientifique, technique, intellectuel, artistique), passait au rang de puissance de troisième ordre sur la scène politique mondiale, voyait son importance s’amenuiser au sein de la Communauté européenne, et abdiquait en faveur de celle-ci, sa souveraineté, allant jusqu’à accepter de ne plus avoir de monnaie propre. Nos dirigeants successifs (de tous bords) jugèrent alors nécessaire de ranimer chez nos compatriotes la foi dans leur pays. Entre autres procédés dévolus à cette fonction, la panthéonisation était bien indiquée pour montrer, par l’hommage solennel rendu aux grands hommes, que la France avait été et restait un grand pays, au rayonnement incomparable. Alors, nous entrâmes dans une période, encore inachevée, de frénésie d’hommages, de célébrations et de commémorations. Les panthéonisations, devenues rares après 1924, se succédèrent à une cadence de cancer à partir de 1987, et avec une orientation politique beaucoup plus marquée qu’autrefois : entrèrent ainsi au Panthéon : en 1987 René Cassin (auteur de la Déclaration universelle de Droits de l’Homme), en 1988 Jean Monnet (le père fondateur de la communauté européenne), en 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, l’abbé Grégoire (le prélat constitutionnel rallié à la Révolution française), et Gaspard Monge (grand mathématicien et révolutionnaire des plus ardents), en 1995 Pierre et Marie Curie (grands physiciens), en 1996 André Malraux (grand écrivain, et surtout militant antifasciste, combattant dans les rangs des républicains espagnols, résistant – tardif, mais tout de même – rallié à la France Libre et commandant de la brigade Alsace-Lorraine), en 2002 Alexandre Dumas père (l’auteur populaire des Trois mousquetaires), en 2015 Geneviève de Gaulle-Anthonioz (résistante et engagée dans la lutte contre la pauvreté), Jean Zay (ministre juif du Front populaire assassiné par la Milice), Germaine Tillion (résistante et femme de gauche) et Pierre Brossolette (homme de gauche et héros et martyr de la Résistance), en 2020 Maurice Genevoix (écrivain acteur et témoin de la Grande Guerre), en 2018 Simone Veil (autrice de la loi ayant légalisé l’avortement, et icône des féministes), en 2021 Joséphine Baker (artiste de music-hall, et surtout femme noire et ancienne résistante), et, enfin, en 2024, Mélinée et Missak Manouchian (résistants d’origine arménienne). La fréquence des panthénisations, leur caractère politique marqué (tous « humanistes » et gens de gauche, pour maints d’entre eux, antifascistes et résistants, au point au point que même ceux qui n’ont pas laissé un souvenir militant et paraissent avoir été choisi suivant des critères apolitiques se révèlent satisfaire au « politiquement correct ») atteste de leur caractère idéologique et partisan. Alors que dans la première moitié du siècle précédent, le mérite, si on peut dire, prévalait sur l’affinité politique, laquelle se trouvait comme oblitérée par lui, désormais, c’est cette dernière qui commande la panthéonisation, celle-ci devenant de fait un acte proprement partisan. Partisan plus que simplement politique. Et, par là même, moins facilement consensuelle. En Victor Hugo, la gloire littéraire débordait, sans l’éclipser, la gloire politique, et, du coup, la consolidait dans l’esprit du public. Des hommes comme Lazare Carnot, Marceau, La Tour d’Auvergne, n’étaient pas seulement de grands serviteurs de la Révolution et de la République, mais de grands défenseurs de la patrie, de la France en tant que nation millénaire ; ils défendaient la France, dans sa dimension éternelle, et non un parti ; et, de ce fait, ils pouvaient être vénérés des Français de toutes convictions politiques. Marcellin Berthelot était connu du grand public comme grand savant bien plus que comme fervent républicain.
Vers des panthéonisations loufoques ?
Il n’en va pas de même de plusieurs des personnalités panthéonisées depuis un peu plus de trente-cinq ans. Si René Cassin et les époux Curie (le premier champion de droits de l’homme universellement admis de nos jours, les seconds grands savants sans obédience politique connue) font facilement consensus, d’autres peuvent tout aussi facilement apparaître comme les défenseurs de causes qui divisèrent longtemps les Français et ne font pas encore l’unanimité aujourd’hui, et laissent le souvenir de militants profondément engagés dans un parti (ce mot dût-il être entendu au sens large). Jean Monnet est le père d’une Europe confédérale encore fort vilipendée de nos jours. L’abbé Grégoire représente une conception constitutionnelle, voire républicaine, du clergé et du culte rejetée deux siècles durant par l’Église, et toujours très critiquée. Germaine Tillion était une femme de gauche très engagée. Pierre Brossolette était un socialiste convaincu et très actif. Missak Mamouchian était communiste. Malraux fut un militant politique actif et profondément engagé à gauche avant 1939, puis, sur le tard, un gaulliste inconditionnel. Quant à Simone Veil, elle est une gloire du féminisme ; et la légalisation de l’avortement divisa longtemps les Français. Enfin, en Gaspard Monge, on honore le révolutionnaire républicain et le précurseur de la création de l’École Polytechnique autant et plus que le grand mathématicien ; Augustin Cauchy, lui aussi grand mathématicien, mais contre-révolutionnaire et ultra-royaliste, n’eut jamais les honneurs du Panthéon.
Durant les quinze dernières années du XIXe siècle et le premier tiers du XXe, le caractère politique du choix des personnalités jugées dignes du Panthéon était relatif à l’opposition entre la France républicaine issue de la Révolution, encore très critiquée et combattue, et la France d’Ancien Régime, dont les nostalgiques et les thuriféraires restaient nombreux. Les divers gouvernements s’appliquaient à faire entrer au Panthéon des hommes (il n’était alors pas question d’y admettre des femmes) qui avaient donné des gages à la Révolution et/ou à la République. Aujourd’hui, on s’emploie à y transférer les restes de personnalités de gauche ou dont les actions s’accordaient le mieux aux idéaux de gauche. Et, par le truchement de certaines panthéonisations, on célèbre les innovations sociales et sociétales (l’avortement avec Simone Veil, l’anti-racisme avec Joséphine Baker). Et, sur cette pente, on aboutit à des propositions loufoques. Ainsi, d’aucuns envisageaient les panthéonisations conjointes de Verlaine et Rimbaud en raison non de leur gloire de poètes, mais de leur liaison amoureuse, ce qui permettait de rendre un hommage solennel à la cause de l’homosexualité. D’autres songeaient à panthéoniser Louise Michel, dont toute la vie est pourtant un déni de telles solennités ronflantes.
Une fonction de conditionnement des esprits. Une sélection et une censure impitoyables
Mais assez parlé de panthéonisations. Les Français, nous l’avons dit dans la première partie de cet article ont un goût totalement immodéré des commémorations et des célébrations. La panthéonisation n’est que la plus élevée, la plus officielle et la plus solennelle d’entre elles. Mais il en existe bien d’autres, qui sont également des instruments de propagande et de conditionnement aux mains du pouvoir (quelle qu’en soient les maîtres), des partis, des coteries, des clans, des lobbies et autres groupes de pression, tous servis avec dévouement par les médias qu’ils se partagent et dominent.
Destinés à formater l’esprit de nos compatriotes conformément aux normes de la pensée unique et du politiquement correct, ces hommages en tous genres, ces commémorations et ces célébrations obéissent, dans le choix de leurs sujets et le contenu des écrits et discours auxquels ils donnent lieu, aux mêmes critères de sélection que les panthéonisations, et à la plus rigoureuse des censures.
Les mêmes critères de sélection. Il n’est que de considérer le nombre incroyable de films (documentaires ou de fiction) et d’émissions télévisées consacrés à la période de l’Occupation, aux formes diverses de discriminations, aux combats féministes, pour s’en rendre compte. À quoi s’ajoutent les « journées » consacrées aux droits de la femme (8 mars), aux droits de l’homme (10 décembre), à la lutte contre le racisme (21 mars), la journée mondiale de l’eau (22 mars), la journée de l’Europe (9 mai), sans parler de la journée mondiale du refus de la misère (17 octobre), qui ne fait en rien reculer la misère, et la semaine nationale du développement durable (en juin), toute aussi vaine, et idéologiquement marquée.
La plus rigoureuse des censures, corollaire de la sélection sur critère idéologiques et politiques. En 2009, le conseil municipal de La Garenne-Colombes (Hauts- de Seine) avait dû renoncer à donner à un collège de sa ville le nom de Kleber Haedens, écrivain de convictions maurrassiennes, sous la pression des « assoces » et des partis de gauche. On se souvient aussi que Céline, en 2011 (cinquantenaire de son décès), et Maurras en 2018 (troisième cinquantenaire de sa naissance), furent exclus de la liste des personnalités célèbres dignes d’être commémorées. Aurélie Filipetti, ministre de la Culture (mai 2012-août 2014), socialiste des plus sectaires, justifiait de tels choix par ces mots : « Faire des choix, c’est donner du sens ». Voilà qui en dit long sur la conception de la tolérance non seulement de la gauche, mais, aussi, hélas, de toute la classe politique, de nos médias et de la partie la plus conditionnée et décérébrée de l’opinion publique… et qui est en passe de devenir la plus nombreuse.
La vaine illusion et le radotage d’un vieux peuple décadent et sans avenir
Mais, au-delà de la volonté de conditionnement idéologique et éthique qui sous-tend cette frénésie de commémorations et célébrations sélectionnées suivant les critères du conformisme intellectuel et politique, il y a quelque chose de tout aussi préoccupant, qui n’apparaît sans doute pas de prime abord, à savoir ce que ce phénomène, si typiquement français, révèle de l’état moral de notre pays, en cette fin de premier quart du XXIe siècle. Car enfin, sérieusement, un pays qui se soucie à ce point de robotiser et lobotomiser ses habitants, qui s’accroche, comme désespérément, au souvenir des meilleures pages de son histoire (idéologiquement sélectionnées, répétons-le), et les commémore à qui mieux mieux, sempiternellement, qui n’a rien de mieux à offrir en exemple au monde que la constitutionnalisation de la légalisation de l’avortement, et qui, concrètement, est en plein marasme et n’est plus qu’une puissance de troisième ordre, a-t-il encore un avenir ? Toutes ces lubies commémoratives, ces célébrations, ces hommages à tout propos, sous tous prétextes et sous toutes les formes, ne servent qu’à entretenir l’illusion de la conservation intacte d’une grandeur perdue (et d’ailleurs largement mythifiée) et d’une influence mondiale elle aussi perdue (la France n’est plus un exemple pour personne, hors de nos frontières) ne sont plus que le radotage d’un peuple vieux, fatigué et sénile, pour ne pas dire un discours prononcé par un idiot, et qui ne signifie rien. Préservons-nous des mythes. Un peuple qui, incapable de bâtir son avenir ne sait que ressasser et célébrer son passé, voilà ce que nous sommes devenus.