Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Les avertissements d’Aristote.
Et si l’exaspération populiste des peuples venait de ce que leurs gouvernants leur mentent et les trompent ? Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes d’observer qu’en démocratie ce même peuple, qui est son propre souverain, puisse s’en raconter à lui-même et, dans le même temps, se cabrer devant ses propres mystifications. Il sera certes facile d’objecter que nos démocraties actuelles, purement nominales, ont organisé le démembrement de la souveraineté (une et indivisible par essence) du peuple pour en transférer des pans substantiels entre les mains de ceux qu’il charge, à échéance électorales régulières, de le « représenter », ici ou ailleurs – les « représentants » s’étant empressés de subdéléguer à d’autres ce que le peuple leur avait confié ab initio. Doit-on s’étonner, alors, de ce que gouvernants et gouvernés soient tissés de la même étoffe, les mensonges, la rouerie, la tartufferie, la sottise des uns se renvoyant au miroir de la crédulité, de la niaiserie et de la médiocrité des autres ? Quand ces derniers ne sont pas sous le joug de la peur la plus irrationnelle – comme ce fut le cas durant la pandémie covidéenne –, sont-ils tenus en laisse par la morale dominante quand ce ne sont pas par les passions du moment, l’une fluctuante et relative, les autres incandescentes et passagères. L’État se trouve dans la pire des impasses qui soit : l’impolitique. Celle-ci peut se définir, de manière quasiment lacanienne, comme un inversement ou retournement des sens/d’essence. À rebours de ce que nous a enseigné Julien Freund, la frontière du public et du privé s’estompe, celui qui commande renonçant à se faire obéir, l’ennemi devient l’ami et vice versa. Cette essence du politique, qui ne doit rien au hasard ou à une quelconque construction théorique, entend surgir avant tout des grandes leçons tirées de l’expérience des hommes.
Aristote pensait que le bonheur de la cité « consiste dans l’exercice facile et permanent de la vertu, et que la vertu n’est qu’un milieu entre deux extrêmes » ; il en concluait « nécessairement que la vie la plus sage sera celle qui se maintient dans ce milieu, en se contentant toujours de cette position moyenne que chacun est capable d’atteindre » (Politiques, IV, 11). Éblouissante démonstration de ce qu’est la vertu en tant qu’ « état » de l’âme qui, précisément, ne verse pas dans le sentimentalisme – qu’Aristote dénommait « pathos » – ni n’est appendu à la puissance (ou « dunamis »), cette capacité qui potentialise tous les actes – lesquels, parce qu’ils font advenir toute puissance à l’être, annihilent toute possibilité en elle du non-être. En un mot, la vertu ne souffre, par définition – par « essence » disait Aristote – d’aucune intempérance, versatilité, inconstance ou altération. Elle est le corset d’acier de la prudence, que le Stagyrite dénommait encore la « sagacité », c’est-à-dire cette « droite raison » à laquelle se conforme la vertu morale. Consubstantielle au logos – et, par extension naturelle, à l’homme, seul animal de nature proprement politique –, « la vertu est un état décisionnel consistant dans ce milieu qui est relatif à nous, et qui est défini par la raison comme le définirait l’homme vraiment sagace [lire « prudent », NDLA]. Elle est un milieu entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut ; et comme les vices consistent, les uns en ce qu’ils dépassent la mesure qu’il faut garder, les autres en ce qu’ils restent en dessous de cette mesure, soit pour nos actions, soit pour nos affections, la vertu consiste au contraire à trouver le milieu pour les uns et pour les autres, et à s’y tenir en le préférant » (Éthique à Nicomaque, II, 4-6). La prudence des gouvernants politiquement vertueux se juge donc à ce « qu’ils sont capables de voir ce qui est bon pour eux et pour les hommes qu’ils gouvernent ; et c’est là précisément la qualité que nous reconnaissons dans ceux que nous appelons des chefs de famille et des hommes politiques ».
Ambitieux et inatteignable programme aujourd’hui pour nos « élites » dirigeantes qui ignorent tragiquement désormais, jusqu’à l’idée même de cité. Homo politicus s’est effacé devant Homo consumans, lequel fait déjà la courte échelle à Homo cyberneticus. Par-là, ne voient-ils pas, bergers irrémédiablement égarés dans l’obscurité des cavernes aux loups, qu’ils courent tout droit, avec leur troupeau bêlant, au suicide. L’oubli de la vertu, c’est d’abord l’oubli de sa condition humaine, donc sociale, en tant que « zoon politikon ». Dans ses Politiques, le fondateur du Lycée observait que « c’est évidemment d’après les mêmes principes [ceux de la prudentia] qu’on pourra juger de l’excellence ou des vices de l’État ou de la constitution ; car la constitution est la vie même de l’État ». C’est dire, pour paraphraser Pascal, qu’en démocratie, même (voire surtout) restreinte à la désignation des représentants du peuple, nous sommes uniment embarqués, princes et sujets, gouvernants et citoyens. C’est que la fonction de serviteur civique du peuple implique les vertus de courage et sagesse, donc de discernement. La vie dans la cité, par un dérèglement des mœurs depuis trop longtemps installé et cultivé, peut engendrer des comportements périlleux pour la survie d’icelle (passivité hédoniste et suiviste, indifférence dédaigneuse ou résignée, rébellion d’habitude, propension séditieuse…) ; le citoyen se rapproche du barbare et son maître, élu ou coopté, comme lui, fait de la même eau, se révèle aussi inutile que nuisible. La cité est déjà en voie de putrescence.