Face aux questions fondamentales, les lignes partisanes se brouillent. Au bord de l’abîme, les uns se demandent à quelles extrémités « l’aide à mourir » va mener pendant que les autres rêvent d’une extension illimitée du domaine de la mort.
L’euthanasie, c’est un peu « l’ultime liberté » pour reprendre le jargon de ses défenseurs. Le « droit de mourir dans la dignité », pour utiliser une autre expression euphémisante, peine à accoucher, non sans révéler les contradictions des uns et des autres. Dans les camps et familles politiques, d’abord, où l’on s’oppose fermement. Dans la panoplie des arguments invoqués, ensuite, qui révèlent non seulement des confusions dans les discours mais surtout une incapacité à définir l’euthanasie elle-même qui fait l’objet de périphrases incessantes. Comme si on tournait autour du pot. Retour sur les récents débats qui ont secoué la vie politique, à commencer par le « bloc central ».
Scinder un texte en deux : l’ultime « en même temps »
Nous sommes en janvier 2025. Conscient du caractère sensible et réticent à confondre les démarches, le nouveau Premier ministre François Bayrou annonce que la fin de vie fera l’objet d’un texte distinct de celui qui sera prévu pour les soins palliatifs. Le sujet était tellement miné qu’il a fallu finalement distinguer les deux démarches. D’un côté, on traitera des soins palliatifs élargis aux « soins d’accompagnement » : il s’agit d’utiliser différents moyens comme la prise en charge nutritionnelle, les massages ou même la musicothérapie pour atténuer la douleur des personnes gravement malades. De l’autre, c’est l’« aide à mourir » qui entre à nouveau dans le débat politique et parlementaire, mais juste sous la forme d’une proposition de loi visant à reprendre le contenu d’un projet de loi abandonné en juin 2024 pour cause de dissolution. Il s’agit donc d’autoriser une personne à s’administrer une substance ouvertement létale ou à se faire administrer la substance si elle n’est pas en mesure de le faire. Ce qui n’est rien d’autre qu’un suicide plus ou moins assisté dont la particularité est d’être soumis à des conditions. En effet, les personnes devront être majeures, avoir la nationalité française ou résider de manière stable sur le sol français, être aptes à manifester leur volonté de manière libre et éclairée, mais surtout être atteintes d’une affection grave et incurable avec un pronostic vital en phase avancée ou terminale et être victimes de souffrances réfractaires ou insupportables. Il faut donc que ce soit impossible à soulager.
Le « socle commun » s’écharpe
Mais si « l’aide active à mourir » entend lutter contre une vive douleur, elle n’empêche pas celle du « socle commun » qui se révèle plus « socle » que « commun ». Comment réunir Bruno Retailleau, qui parle de texte « tellement permissif » qui va « dans le très mauvais sens », et Gérald Darmanin, qui se dit « en désaccord assez profond » avec son collègue. Ce qui est sûr, c’est que le « droit de mourir dans la dignité » met à mal la solidarité gouvernementale. Cette fois-ci, ce n’est pas le texte qui a été divisé en deux, mais bien le « socle commun », qui n’a plus besoin du jeu d’élections partielles pour révéler ses stratégies divergentes en présentant différents candidats. D’un côté, en effet, il y a ces députés MoDem ou Ensemble pour la République (EPR) qui n’ont jamais eu de réticence à vouloir aller plus loin en admettant la mort assistée. De l’autre côté, il y a ces députés de droite, plus ou moins liés aux Républicains, qui ne peuvent évacuer le fait que leur électorat reste encore conservateur sur ce sujet. Pour Philippe Juvin, député des Hauts de Seine et médecin, « ce qui devait être une réponse à des situations exceptionnelles de fins de vie intolérables pourrait, en l’état, s’appliquer à des centaines de milliers de personnes, y compris à certaines à qui il reste plusieurs années à vivre ». Le député craint une extension de l’aide à mourir aux malades psychiatriques. Il est vrai que cette possibilité de faciliter la mort des plus fragiles rappelle des régimes politiques honnis qui ne s’étaient pas privés d’éliminer des personnes en situation de handicap…
À juste titre, l’élu pointe la contradiction d’un texte censé proposer un « ultime recours », comme le veut son exposé des motifs, mais qui « ouvre l’euthanasie à un très grand nombre de cas ». Que signifie « l’aide active à mourir » si elle devient une voie ordinaire et non une décision d’exception ?
Le droit de mourir veut s’affranchir de ses propres règles
D’un côté, on veut un encadrement de ce que l’on veut ériger en faculté responsable. D’où les cinq conditions et l’idée que la mort « dans la dignité » doit être la solution ultime. Mais de l’autre, la liberté de choisir doit être la plus intégrale et c’est principalement l’existence de conditions qui soulève des problèmes pour certains élus. Alors que le texte prévoyait notamment de faire du suicide assisté le principe et de l’euthanasie l’exception, l’adoption d’un amendement déposé en commission des Affaires sociales par Élise Leboucher, élue LFI de la Sarthe, rebat les cartes : on pourra opter entre l’autoadministration du produit létal et son administration par un infirmier ou un médecin. Initialement, le texte ne prévoyait l’euthanasie que dans le cas où le patient « n’est pas en mesure physiquement d’y procéder ». Olivier Falorni (MoDem) estime que ce changement adopté en commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale « ne bouleverserait pas l’équilibre du texte », mais son collègue LR, Patrick Hetzel, ex-ministre du Gouvernement Barnier, considère qu’il est « tout sauf anodin » et qu’il y a bien remise en cause de l’équilibre du texte. Plus que remettre en cause l’équilibre du « socle commun », ce sont surtout des croyances communes aux Insoumis et au « bloc central » que le droit de mourir dans la dignité révèle. Sur l’économie et la gestion de l’ordre public, on est bien en désaccord, mais sur le sociétal, on suit la même ligne… Il y a bien un paradigme commun que l’on a vu dans la constitutionnalisation de l’avortement en mars 2024 et qui est prêt à se manifester à nouveau dans un sujet qui obtient 92 % d’approbations favorables dans l’opinion. Au passage, la logique d’exception qui entendait animer certaines démarches comme l’avortement ne prend plus le temps d’attendre l’évolution de la législation : elle se manifeste au stade même de sa discussion et avant son adoption… Comme si on était pressé. Mais le jeu de conditions n’est pas aussi clair que cela. Le projet de loi prévoit bien un pronostic vital « en phase avancée ou terminale », mais l’année dernière, un texte d’Olivier Falorni, dont la discussion fut interrompue par le gong de la dissolution de juin 2024, exigeait juste de ce pronostic qu’il soit engagé « à court ou moyen terme ». Or que signifie un pronostic vital si le risque de mourir n’est plus dans l’immédiat, mais devient une probabilité relativement plausible dans le temps ? N’est-ce pas gommer la frontière entre l’euthanasie et le suicide ? Autrement dit, c’est ouvrir la « mort dans la dignité » à un certain nombre de situations qui s’éloignent d’une grave souffrance incurable. La difficulté à trancher est telle qu’il faut s’en remettre aux oracles de la Haute autorité de santé qui doit rendre son avis avant l’examen en séance.
Sandrine Rousseau veut étendre « l’aide active à mourir » aux clandestins
Il est piquant de voir certains députés organiser la jonction de leurs thématiques favorites. Ainsi pour Sandrine Rousseau, élue écologiste de Paris, le droit de ne « plus souffrir » doit être ouvert aux « étrangers qui ne sont pas en situation régulière » au motif qu’ils « ont déjà des vies terribles. Si en plus, au moment de la mort, on leur refuse un droit fondamental, il me semble que ça n’est pas humain ». Cette fois-ci, il ne s’agit plus de faciliter le séjour sur le territoire national, mais son éviction d’icelui par une voie qui n’est pas celle de l’expulsion. Même la droite la plus identitaire n’avait pas envisagé une solution si radicale… Pas question donc de refouler des étrangers du sol français, mais en revanche, on peut les aider à s’éliminer pourvu qu’ils soient d’accord ! La frontière entre ce qui serait une proposition raciste ou d’extrême-droite et une conquête libertaire devient en fait ténue : elle tient juste au consentement de l’étranger. Il suffisait juste de déplacer le curseur… Il est même surprenant qu’on n’y ait pas songé plus tôt ! La proposition n’a pas été retenue en commission des Affaires sociales, mais on constate que « l’aide active à mourir » a une vertu magique : brouiller davantage la notion de frontières. Mais dans tous les sens du terme…
Illustration : En Angleterre aussi les partisans de l’euthanasie prétendent parler au nom de ceux qui souffrent. Mais les écoutent-ils ?