Après avoir affirmé que le « sentiment d’insécurité » était un « fantasme » alimenté notamment par le « discours populiste », Éric Dupont-Moretti a remis une (grosse) pièce dans le juke-box.
Dans une imitation très réussie de Laurent Mucchielli, notre ministre de la Justice a assené devant micros et caméras : « la délinquance des mineurs, dont on parle très souvent, […] n’a pas augmenté depuis dix ans ». « La plupart sont convaincus qu’il y a une augmentation massive de la délinquance des mineurs. Ce n’est pas vrai. »
Puis il a enchaîné : « Le taux de réponse pénale dans notre pays, c’est 90%. Le taux d’exécution des peines prononcées, c’est 92%. Quand j’entends que les peines prononcées ne sont jamais exécutées, quand j’entends que la justice ne donne pas de réponse pénale, que la délinquance des mineurs augmente, je me dis qu’il faut remettre les choses à leur place et dire la vérité ».
Et si on disait la vérité, en effet ?
Dire la vérité c’est important, en effet. Mais alors toute la vérité. Car il est certaines vérités auxquelles il est aisé de faire jouer le rôle de l’arbre qui cache la forêt. Et c’est ainsi que la « vérité » (à laquelle, en ce cas, il faut bien mettre des guillemets) peut servir à camoufler la réalité. Une technique portée à un haut point de perfection, par exemple, par Laurent Mucchielli.
Examinons donc une à une les affirmations de notre ministre pour voir la part de vérité, ou de « vérité » qu’elles contiennent. Pour ce faire, je ferais l’hypothèse que les statistiques officielles sont un reflet exact de la réalité de la délinquance. Je sais parfaitement que cette hypothèse est fort contestable et qu’il y aurait beaucoup à dire sur l’adéquation très imparfaite entre les chiffres officiels et la réalité. Mais qui a vécu par la statistique périra par la statistique et, puisque le ministre de la justice cite des chiffres, répondons-lui par des chiffres.
– Première affirmation : « La délinquance des mineurs n’a pas augmenté depuis dix ans. »
À strictement parler, cette affirmation est vraie. Si nous regardons les Chiffres clés de la justice (disponibles en ligne), auxquels se réfère probablement Éric Dupont-Moretti, nous voyons qu’en 2018, les parquets ont traité 177 761 affaires concernant des mineurs. En 2006, ce chiffre était de 174 533. Comme la population a augmenté entre temps, on peut dire en effet que la délinquance des mineurs n’a pas augmenté depuis 2006, ou à tout le moins que l’activité de la justice concernant les mineurs n’a pas augmenté.
Sauf que… dans les statistiques de police, entre 1996 et 2006, les mises cause de mineurs pour diverses infractions ont augmenté de plus de 40%. Par exemple, vol à main armée +33%, viols +56%, coups et blessures volontaires +168%. Parallèlement, bien sûr, la « réponse pénale » s’est envolée et le nombre de mineurs condamnés pour crimes et délits a augmenté de près de 90%. S’agissant du rajeunissement des mineurs concernés, les statistiques n’étaient pas moins significatives puisque, sur la même période, le nombre des mineurs de moins de 13 ans condamnés pour délits avait plus que doublé.
Vous pourrez trouver tous les chiffres qui vont bien dans le rapport remis par la commission Varinard, au ministre de la justice en 2008 et qui s’intitule Adapter la justice des mineurs.
Par ailleurs, il est nécessaire de tenir compte de l’évolution qualitative de la délinquance. « Pour l’ensemble des mis en cause (majeurs et mineurs), et donc pour les cas où des poursuites pourront être envisagées un suspect ayant été entendu, le point saillant est la croissance de long terme, depuis le milieu des années 1980, d’affaires incluant une forme ou une autre de violence… »
Cette évolution est particulièrement marquée concernant les mineurs délinquants, ce que même Laurent Mucchielli est obligé de reconnaitre (eh oui). Il écrit ainsi : « En trente ans la structure de la délinquance des mineurs s’est en effet modifiée. Au début des années 1970 les vols (notamment de voiture) représentaient 75% de la délinquance des mineurs poursuivie par la police, contre moins de 40% aujourd’hui. […] Ce sont les délinquances d’ordre public (stupéfiants, heurts avec les policiers, destructions et dégradations) qui portent cette évolution, suivies par les agressions verbales, physiques et sexuelles. » (« L’insécurité est-elle un sentiment ? » Notes et Synthèses de l’IPJ, n°50, février 2020)
Autrement dit, même si, selon les chiffres officiels, la situation n’est pas pire aujourd’hui qu’il y a dix ans, comme le prétend Éric Dupont-Moretti, cette situation est cependant TRÈS dégradée par rapport à ce qu’elle était au début des années 1990. Il y a bien eu une « augmentation massive » de la délinquance des mineurs (et une augmentation de la violence de ces délinquants), mais simplement AVANT la période de référence choisie par notre ministre. Oh, le petit coquin ! Et si on évitait le jargon qui dissimule la vérité ?
Deuxième affirmation : « Le taux de réponse pénale dans notre pays, c’est 90%. »
À strictement parler, cette affirmation est également vraie. Mais qu’est-ce qu’une « réponse pénale » ? Par « réponse pénale », le grand public entend en général « sanction », puisque dans « pénal » il y a « peine ». Sauf que la « réponse pénale » n’a pas grand-chose à voir avec cela. Examinons.
En 2018, 4 687 990 procès-verbaux ont été transmis aux juridictions. Seuls 1 312 690 d’entre eux ont été considérés comme « poursuivables », soit 28%. Sur ce nombre, 610 475 ont donné effectivement lieu à des poursuite (46,5%), 4,9% à une composition pénale, 36,3% à des procédures alternatives au poursuite et 12,3% à des classements sans suite. La « réponse pénale », c’est ça. C’est l’ensemble des suites données par la justice aux affaires qu’elle estime « poursuivables ».
Un « rappel à la loi », c’est une « réponse pénale », une « orientation de l’auteur vers une structure sanitaire, sociale ou professionnelle » c’est une « réponse pénale », une « médiation » c’est une « réponse pénale », etc. Nous sommes très loin de l’idée que s’en fait le grand public et on comprend aisément qu’une large part de la « réponse pénale » ne produit ni sanction, ni dissuasion, ce qui semblerait pourtant le but essentiel de la chose. Mais poursuivons.
La même année, les juridictions ont prononcé 130 290 peines de prison en tout ou partie ferme, ce qui représente 21,4% de toutes les affaires poursuives en 2018, 10% des affaires poursuivables et moins de 2,8% des affaires transmises à la justice. Si nous ajoutons les amendes (180 712) et les travaux d’intérêt général (13 322), les sanctions non symboliques ont concerné seulement 6,9% des affaires portées à la connaissance de la justice cette année-là.
Autrement dit, la « réponse pénale », c’est à peu près comme le taux de réussite au bac, ou comme les statistiques de la production industrielle en URSS : c’est une mesure de l’activité de la bureaucratie, destinée à impressionner les naïfs, et absolument pas une mesure de la quantité de biens réels produits, que ce bien se nomme « sécurité », « instruction » ou bien « paire de chaussures ». Encore une belle « vérité » que nous a asséné notre ministre de la justice. Et si on exécutait vraiment les peines ?
Passons à la dernière affirmation : « Le taux d’exécution des peines prononcées, c’est 92% ».
Je ne sais pas exactement à quoi fait référence le ministre avec ce chiffre. Admettons qu’il s’agisse du taux d’exécution des peines d’emprisonnement ferme. En ce cas nous sommes très près de la vérité statistique puisque, en 2016, ce taux atteignait 90%… au bout de trois ans (Infostat Justice n°163). Le sujet est un peu technique mais il en vaut la peine, suivez-moi patiemment.
Il existe en permanence un stock de peines de prison en attente d’exécution. L’existence d’un tel stock n’est pas en elle-même problématique : il est normal que toutes les décisions de justice ne puissent pas être exécutées immédiatement, pour des raisons à la fois matérielles et juridiques. Ce qui peut éventuellement poser problème, c’est le volume du stock et la rapidité de son écoulement.
Quel est le volume du stock ? On ne sait pas exactement, ce qui donne une mesure de la médiocrité de la statistique judiciaire française. Lorsque des estimations ont été faites par le ministère, on aboutissait à des chiffres quelque part entre 90 000 et 100 000. Le stock en attente serait donc assez proche du volume des peines fermes prononcées chaque année par les tribunaux. Et à quelle vitesse s’écoule-t-il ?
Selon Infostat, le taux d’exécution était de 57% à six mois, de 73% à un an et de 89% au bout de trois ans (donc, in fine, près de 10% des peines de prison ferme ne sont jamais exécutées…). Encore faut-il s’entendre sur le terme « exécution ». Exécuter une peine de prison ferme ne signifie pas nécessairement mettre le condamné en prison, oh non.
Une peine exécutoire est dite mise à exécution lorsqu’un premier évènement marquant le début de l’exécution est enregistré : incarcération du condamné, décision d’aménagement de la peine, décision d’inexécution, décès du condamné, etc. En fait, dans un grand nombre de cas, « l’exécution » d’une peine d’emprisonnement ferme signifie que cette peine sera transformée en autre chose que de la prison (surveillance électronique, conversion en sursis avec travail d’intérêt général, etc.).
Ainsi, Infostat nous informe que près du tiers des peines d’emprisonnement ferme prononcées en 2016 ont fait l’objet d’un aménagement. Nous avons donc un stock très important de peines de prison ferme en attente d’exécution, ce stock s’écoule lentement, voire très lentement pour les courtes peines, les peines les plus lourdes étant exécutées en priorité, et souvent « l’exécution » signifie laisser en liberté la personne qui a été condamnée à de la prison.
Autrement dit, nous sommes en plein dans le diagnostic posé par Emmanuel Macron il y a quelques jours devant l’Association de la presse présidentielle : « Quand un délinquant est appelé devant le juge six ou huit mois (après les faits qui lui sont reprochés), et qu’il purge sa peine douze ou dix-huit mois après, ça n’a aucune vertu et, pour la victime, c’est insupportable ». Et pourquoi sommes-nous dans cette situation « insupportable » pour les victimes et qui n’a aucune vertu dissuasive pour les délinquants ? Parce que nous manquons terriblement de place de prison.
Si le stock est si important, s’il s’écoule si lentement, si les peines sont si souvent aménagées, c’est parce, depuis le milieu des années 1960, le nombre de places disponibles en détention a été multiplié à peu près par deux, alors que, entre le milieu des années 1960 et le début des années 2000, le taux de criminalité en France métropolitaine a été multiplié pratiquement par sept. Telle est la vérité très déplaisante que cache la « vérité » énoncée par Éric Dupont-Moretti avec son taux d’exécution de 92%.
Nous pouvons donc conclure de ce petit exercice de fact-checking que soit notre ministre de la justice est intellectuellement assez malhonnête, soit il a été profondément endoctriné par l’école de la culture de l’excuse et prend pour argent comptant toutes les malhonnêtetés intellectuelles produites par celle-ci. Voilà une intéressante vérité que nous avons gagnée en examinant les « vérités » énoncées par Éric Dupont-Moretti.