Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
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La dernière élection présidentielle française a montré, davantage, sans doute, que ses devancières, que jamais le concept d’hégémonie n’aura semblé, sans jeu de mots, aussi littéralement prédominant, surplombant toute autre explication économique, politique ou sociale. Ici, la vieille notion légale-constitutionnelle de majorité n’est jamais apparue aussi peu opératoire, sinon dépassée.
Sur ce point, doit-on considérer que la présidentielle de 2022 a consisté en un basculement remarquable vers ce que l’on peut appeler authentiquement une post-démocratie dont Matthieu Baumier appréhende le critère le plus évident comme étant « la prise du pouvoir d’une minuscule partie des populations […], au nom de l’exercice théorique du pouvoir de la majorité » (La Démocratie totalitaire, 2007). La légitimité ne repose plus sur une majorité plus une voix, telle que sortie des urnes ; elle devient fonction d’un rapport de forces opposant blocs contre blocs – dixit Jérôme Sainte Marie –, une confrontation entre hégémonies concurrentes, de laquelle un groupe dominant sortira victorieux et prétendra légalement au gouvernement de la cité. Afin de bien saisir la portée de ce renversement centripète, il convient de se tourner vers Antonio Gramsci (1891-1937), philosophe communiste aussi peu lu qu’abondamment convoqué autour de quelques concepts dévoyés. Ce qui nous intéresse précisément, ici, ressortit évidemment à la notion d’hégémonie. Or, une lecture attentive, vétilleuse et patiente de l’œuvre gramscienne, notamment des fameux Cahiers de prison, nous apprend que l’hégémonie est conditionnée par des facteurs beaucoup plus profonds permettant son avènement progressif.
En effet, si « chez Antonio Gramsci, l’hégémonie sert à souligner les dimensions culturelle et morale de l’exercice du pouvoir politique » (George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, 2013), encore ne faut-il pas perdre de vue l’autre dimension avant tout sociologique, intellectuelle et humaine d’un processus devant aboutir politiquement à la victoire idéologique. Pour l’Italien, seules priment ce qu’il appelait les « idéologies historiquement organiques […] nécessaires à une certaine structure […] en tant qu’historiquement nécessaires [en ce qu’] elles ont une validité qui est une validité ‘‘psychologique’’ [car] elles ‘‘organisent’’ les masses humaines, forment le terrain où les hommes se meuvent, où ils acquièrent conscience de leur position, où ils luttent ».
Au contraire, les « idéologies arbitraires et rationalistes » parce qu’elles « ne créent rien d’autre que des ‘‘mouvements’’ individuels, des polémiques », ne peuvent conduire par elles-mêmes, en raison de leur artificialité – parfois non dénuée de calculs –, à une prise du pouvoir réelle et durable. Pour ce faire, il importe que l’idéologie s’enracine et jaillisse d’une praxis. Pour Gramsci, le terme équivaut à celui de marxisme, en ce sens qu’il cherche à dépasser l’historicisme hégélien, sans pour autant l’écarter (tout comme Marx, mais à cette différence fondamentale que celui-ci en récusait l’idéalisme au nom du matérialisme, alors que Gramsci les renvoie dos à dos) : « la philosophie de la praxis, c’est l’ ‘‘historicisme’’ absolu, c’est la pensée qui devient absolument mondaine et terrestre, un humanisme absolu de l’histoire. C’est dans cette direction qu’il faut creuser le filon de la nouvelle conception du monde. »
La philosophie de la praxis doit donc renfermer toutes les contradictions sociales et ne peut donc vouloir opérer de tri arbitraire entre elles – ce qui reviendrait à admettre le règne des « idéologies arbitraires ». La pleine conscience du monde suppose une connaissance absolue non point d’un savoir universel mais de ce qui agit en propre culturellement au sein de sa pratique quotidienne. La figure gramscienne de « l’intellectuel organique » devient, dès lors, déterminante dans la mesure où elle a vocation, par une praxis « mondaine », c’est-à-dire ancrée dans les réalités même les plus prosaïques, à susciter une conscience de classe jusqu’à la faire advenir au seuil décisif d’une transformation politique radicale de la société. Le groupe social encastré dans les réalités ne peut échapper, par nature et par définition, à la socialité concrète – ou « terrestre », si l’on veut – et donc à une certaine praxis culturelle commune. Encadré par des intellectuels organiques, éduqué par « le travail vivant du maître » et le journaliste, façonneur systémique de l’opinion, le groupe accède peu à peu à une « situation hégémonique, grâce à la direction intellectuelle et morale (culturelle) de tous les alliés du prolétariat dont on a gagné le consentement et dont on veut organiser le ‘‘consentement actif’’ » (François Ricci, Jean Bramant, Gramsci dans le texte, 1975).
Toutefois, le succès de cette hégémonie est politiquement commandé par une structure homogénéisatrice que Gramsci subsumait sous le nomen arcanum de « Prince moderne », soit le parti politique. Dans une optique marxiste, le Sarde le concevait unique, organisé et aux mains d’une élite dirigeante – dont l’intellectuel organique serait un des avatars. Mutatis mutandis, dans la perspective machiavélienne et saint-simonienne actuelle – à tout le moins en France – le parti « majoritaire » – qui aurait, au surplus, absorbé toutes les autres factions concurrentes et satellitaires – serait devenu unique parce que dominant. Le bloc historique formé par la bourgeoisie participe d’un processus hégémonique par élargissement du consentement des masses.