Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
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L’Union européenne n’a pas de défense organisée. La France peut-elle se contenter d’entretenir sa force de dissuasion pour garantir sa paix, voire celle des autres pays ? L’état préoccupant des armées et de leurs matériels, alors même qu’ils sont de plus en plus sollicités, encourage à revoir les choix budgétaires nationaux.
La dissuasion nucléaire reste la clé de voûte de la stratégie de défense de la France. Le président de la République vient de le rappeler devant les officiers stagiaires de l’École de Guerre[1]. Avec son art consommé du « en même temps », il ouvre à nos partenaires européens la possibilité d’un dialogue sur ce sujet tout en déclarant que la France reste souveraine dans la décision d’emploi. Il confirme le maintien de deux composantes, océanique et aéroportée, qui doivent être totalement renouvelées à l’horizon 2030-2040, alors qu’aujourd’hui elles poursuivent leur modernisation, notamment sur les vecteurs (missiles) et les porteurs (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et avions Rafale).
Ce n’est pas le but de cet article de disserter sur la pertinence d’une dissuasion, qui est un fait acquis, ni sur un éventuel désarmement qui serait totalement inapproprié, s’il était de notre part unilatéral, au regard de l’évolution de la course du monde. D’autant que l’hypothèse d’un conflit classique – une guerre pour être plus clair – avec de grandes puissances reste une éventualité de plus en plus admise par nos responsables politiques comme par la hiérarchie militaire. Ainsi se pose la question du dimensionnement de nos armées, comme l’a rappelé l’actuel chef d’état-major des armées devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale en novembre dernier[2] lors de son audition, et son constat est sans appel. Après avoir rappelé que la France avait « déconstruit un outil militaire pour un affrontement classique de grande intensité » et qu’on en avait fait un « outil de gestion de crise » ces vingt dernières années, depuis la professionnalisation des armées en l’occurrence, il s’interroge sur « la nécessité de reconstruire une armée de guerre ».
Le débat est d’importance pour définir les capacités des armées françaises dont les investissements ont été depuis trop longtemps négligés au motif des « dividendes de la paix ». Et ceci par la volonté de l’État et des gouvernements de passage quels qu’ils soient. Avec le paradoxe que, dans le même temps que l’on découvrait la nouveauté et l’ampleur grandissante des menaces, les théâtres d’opérations s’ouvrant à nos forces les uns après les autres, voire concomitamment, les moyens matériels et l’effectif dévolus aux armées étaient systématiquement réduits au fil des lois de programmation militaires et des lois de finances annuelles. Paradoxe qui pourrait être assimilé à une forfaiture institutionnelle à la lecture des dogmatiques Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et 2013 qui définissaient systématiquement à la baisse les moyens matériels, financiers et le format des armées en criante contradiction avec leur propre analyse de menaces croissantes et l’augmentation des missions imparties aux armées.
Finalement, il aura fallu la vague d’attentats islamistes de 2015 et 2016 pour qu’une prise de conscience politique s’opère, mais bien timidement, décidant d’un redressement modeste de l’effectif des armées (plus 11 000 hommes pour l’armée de terre) et accouchant d’une actuelle loi de programmation militaire 2019-2025 qui fait progresser tout aussi modestement l’effort financier en faveur des armées, sans que l’on puisse réellement parler d’une « remontée en puissance ».
L’ambition de la France demeure d’avoir une armée dotée de toutes les capacités opérationnelles, ce qui, aujourd’hui, est plus ou moins le cas selon les fonctions opérationnelles dont certaines apparaissent comme « échantillonnaires ». Le défi est de taille. Il ne sera relevé que par un effort budgétaire bien au-delà de ce qui s’accomplit actuellement, même avec une loi de programmation militaire 2019-2025 en hausse, dont on peut remarquer que les trois dernières années – celles d’un effort plus important de 3 milliards d’euros annuels – seront couvertes, ou non, avec une grande incertitude, par la nouvelle présidence qui sortira des urnes en 2022 et son nouveau gouvernement.
Dans un tel contexte, il est indéniable que le poids financier des nouveaux outils de la dissuasion – 25 milliards d’euros entre 2019 et 2023 – ne pourra être assumé, toutes choses égales par ailleurs, qu’au détriment des forces dites conventionnelles, celles qui sont quotidiennement engagées sur les théâtres de gestion de crise.
La France s’est dotée depuis soixante ans d’armements nucléaires dimensionnés, selon les discours officiels, par une stricte suffisance. Laquelle a évolué à la baisse continue depuis la disparition du bloc soviétique avec la suppression des missiles sol-sol balistiques du Plateau d’Albion et de la composante terrestre des missiles Hadès dits « tactiques » puis « pré-stratégiques ». Aujourd’hui, l’outil de la dissuasion comporte deux composantes, océanique et aéroportée, avec moins de trois cents têtes nucléaires. Ces deux composantes sont à renouveler d’une manière assez complète à compter de 2030-2040, avec la réalisation, entre autres, de nouvelles têtes nucléaires, de nouveaux missiles pour les sous-marins lanceurs d’engins, eux-mêmes devant être remplacés par une nouvelle génération, et d’un nouveau missile aéroporté pour la composante aérienne dotée d’avions Rafale.
Les études portant sur les composantes de nouvelle génération, qui débutent au cours de l’actuelle loi de programmation, se trouvent conduites concomitamment avec la modernisation des composantes actuelles pour en maintenir le caractère opérationnel. Enfin, la réalisation et la mise en œuvre de l’armement nucléaire s’accompagnent d’un nombre important d’autres programmes : ceux des systèmes redondants de transmissions pour permettre l’envoi de l’ordre de tir émanant du Président de la république vers les forces nucléaires jusqu’aux porteurs d’armes, ou encore, ceux de la simulation (laser Mégajoule, par exemple, hyper-calculateurs, appareils de radiographie des armes, etc.) pour la réalisation des armes depuis que la France s’est interdite de procéder à des tirs expérimentaux[3], ceux qui concourent à la furtivité et à la pénétration des têtes pour percer les défenses adverses, mais aussi les chaudières nucléaires des sous-marins, etc.
Tout cet ensemble d’investissements attachés à la dissuasion entre en compétition avec la réalisation de l’armement conventionnel de nos forces qui est, depuis l’ère nucléaire et compte tenu de la contrainte financière sur les budgets de défense, le grand lésé de l’affaire. Quelle que soit l’armée, terre, mer, air, l’équipement des unités et son renouvellement se produisent au compte-goutte depuis trop longtemps. Sans parler des réductions drastiques des formats d’armée et de leur effectif avec le passage à l’armée de métier, depuis une vingtaine d’années. La situation tendue liée à nos engagements actuels sur les différentes théâtres d’opérations n’est pas sans provoquer l’usure des matériels existants, suremployés, qu’il faudra donc remettre à hauteur ou remplacer plus tôt que prévu, comme ceux du personnel combattant, particulièrement pour l’armée de terre « au contact », qui est mise à rude épreuve en se servant de vieux équipements, peu protégés, souvent défaillants, mais aussi en contraignant leur efficacité par manque d’effectif.
Que l’on songe à la situation de la France qui entend réduire l’ennemi djihadiste dans la bande sahélo-saharienne avec un effectif de 4 500 soldats, très récemment porté à 5 000, dont un peu plus de 2 000 hommes seulement sont des combattants, le reste appartenant au soutien des forces. À titre de comparaison historique, la « rébellion » algérienne à la fin des années 50 fut maîtrisée au moment où l’armée de terre a pu déployer 450 000 hommes, avec le rappel de certaines classes de réservistes. Sur un territoire grand comme l’Europe, nous déployons aujourd’hui 1 % de cet effectif qui sert de référence.
L’armée de terre vit et combat avec des matériels blindés de parfois 50 ans d’âge, comme pour les hélicoptères de manœuvre, en cours de renouvellement. Sa défense sol-air a presque disparu, d’autres fonctions opérationnelles sont assurées par la présence d’une seule unité ou régiment (RNBC, drones, sol-air très courte portée). Elle ne dispose toujours pas d’hélicoptères lourds (de type Chinook).
La marine a vu sa flotte de combat diminuer de manière ahurissante : six sous-marins d’attaque[4], une quinzaine de frégates dites de premier rang dont onze « multi-missions » de dernière génération, en cible en 2022 – six sont livrées à ce jour – contre 27 planifiées encore avant le Livre blanc de 2008, un porte-avions présent à éclipse du fait des nombreuses et impératives opérations de maintenance. Et alors même que son champ de responsabilité devrait couvrir la deuxième zone économique exclusive du monde derrière les États-Unis !
L’armée de l’air n’est pas dotée d’avions de transport stratégiques dits « gros porteurs » à l’image des C17 américains, ses ravitailleurs KC 135 de la génération des Boeing 707 commencent tout juste à être remplacés et en quantité moindre, le renouvellement des avions de transport tactique et stratégique a connu des difficultés liées aux aspects novateurs et trop ambitieux de l’avion A 400M. Sa flotte d’avions de détection et de commandement (AWACS) vieillit – bientôt 30 ans d’âge – et fait l’objet d’opérations de modernisation alors qu’aucun successeur n’est annoncé. Le domaine spatial représente lui aussi une illustration de systèmes « échantillonnaires », même s’ils sont performants. Ce ne sont là que les sujets les plus criants qui font dire au chef d’état-major des armées que l’actuelle loi de programmation « n’autorise pas la montée en puissance qui nous permettrait de faire face à un conflit classique de grande intensité, ni même à certaines situations dégradées »[5].
Nous ne pouvons faire face à un conflit classique de grande intensité, ni même à certaines situations dégradées
L’effort de défense représente donc pour les armées la question du jour, en dépit des déclarations politiques décrivant un effort important et des discours entendus de tous les gouvernements depuis au moins 2008. Déjà, il existe un débat sur une norme définie lors du sommet de l’Alliance atlantique de 2014, qui fixait comme objectif à l’horizon 2024 l’atteinte de 2 % du PIB pour les dépenses de défense de chaque État membre de l’OTAN.
Cette norme, assénée sans référence aucune aux situations particulières de chacun des membres, sur un plan stratégique, et sans lien concret avec leurs besoins propres, peut être jugée contestable. En effet, quel rapport entre les ambitions de défense affichées par des pays comme la Belgique ou l’Espagne et celles défendues par la France ? D’autant que la plupart de nos partenaires de l’OTAN se satisfont pleinement de l’assurance américaine et de son parapluie nucléaire. Il apparait donc malvenu pour notre pays de prendre cette norme comme un objectif correspondant à nos besoins si l’on recherche une cohérence avec nos ambitions répétées et affichées. Or, cette norme des 2 % n’est toujours pas atteinte par la France qui la promet pour… 2025.
En réalité, cette référence à la norme des 2 % doit être regardée avec lucidité. Si l’on considère l’ensemble des crédits affectés au ministère des armées[6], en 2020, nous trouvons 48,3 Mds d’euros, soit 1,86 % du PIB, qui se répartissent entre 37,5 Mds d’euros pour la « mission défense » qui concerne exclusivement le fonctionnement des armées, les traitements, salaires et charges sociales du ministère et ses investissements – en fait, le véritable périmètre de ce que l’on devrait appeler l’effort de défense –, puis 2,1 Mds d’euros pour la mission « monde combattant et devoir de mémoire » qui n’est pas réellement un effort de défense, 8,5 Mds d’euros pour les pensions militaires et les retraites du personnel civil du ministère qui n’est que la dette de l’État envers ses serviteurs et non, là encore, une contribution à l’effort de défense, et enfin, 0,2 Mds d’euros pour un programme de « recherche duale » partagé avec le ministère de la recherche.
Pour nous résumer, stricto sensu, le véritable effort de défense ne recouvre que la « mission défense » et la « recherche duale », soit 37,7 Mds d’euros correspondant à 1,45 % du PIB. Cependant, selon la nomenclature de l’OTAN qui sert de base aux comparaisons internationales, il est convenu de prendre en compte également les pensions et retraites, soit un total de 46,2 Mds d’euros ou encore 1,78 % du PIB. Nous ne sommes pas encore aux 2 % envisagés en 2025.
Plutôt que cette référence peu pertinente de 2 % du PIB, il paraîtrait normal de prendre en compte les véritables besoins de nos armées pour répondre à ses hypomissions du jour mais aussi à l’hypothèse d’un conflit de haute intensité comme l’observe le chef d’état-major des armées. Et là, nous sommes très loin du compte. Une réelle remontée en puissance des armées devrait viser à accroitre leur effectif, augmenter les capacités opérationnelles sur les domaines jugés insuffisamment dotés et combler les lacunes dans d’autres secteurs comme nous l’avons vu plus haut. Un tel effort, qui ne saurait se réduire à quelques rattrapages des déficits actuels, exigerait en première approche une montée à 3 % voire 4 % du PIB.
Avant de considérer un tel effort extravagant et insurmontable, il est bon de rappeler que la France a consacré entre 1960 et 1970 de 6,5 % à 4 % de son PIB à la défense et qu’il est resté au-dessus de 3 % jusqu’en 1995. Il n’y aurait donc rien d’inédit dans cette situation. À titre de comparaison vertueuse, en 2018, la France a porté à 31,2 % de son PIB les dépenses publiques à caractère social (retraites, santé, famille, emploi, etc.) soit 22 fois plus que pour sa défense… Elle se classe en tête des pays de l’OCDE sur ce sujet[7].
Alors, faut-il considérer la part consacrée à la dissuasion excessive ? Les propos tenus par E. Macron à l’École militaire montrent que la stratégie de dissuasion n’a pas foncièrement varié depuis son avènement et que le discours des présidents successifs reste sensiblement le même. Mais peut-être apparaitrait-il quelques incohérences. Le chef de l’État[8] précise que « en cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré… ». Or la disposition de deux composantes de forces nucléaires, océanique et aéroportée, de modalités d’emploi différentes, pourrait laisser croire que la France aurait une gradation de son avertissement, lequel serait susceptible d’être renouvelé. Mais le chef de l’État se l’interdit dans le même propos : « la France ne s’engagera jamais dans une bataille nucléaire ou une quelconque riposte graduée. » Ainsi, l’avertissement, dont on voit mal qu’il aboutisse au tir de tous nos vecteurs, semble rendre superfétatoire l’existence de deux composantes. La force océanique semble la plus à même d’exercer ce rôle compte tenu de son impunité au fond des mers. Une autre faiblesse de cette stratégie repose sur le crédit du chef de l’État, seul à décider de l’emploi de l’arme atomique. Deux de ses prédécesseurs, ayant quitté leur charge, ont déclaré publiquement que jamais ils n’auraient donné l’ordre de tir…
Quoi qu’il en soit, considérant l’inexistence d’une Europe de la défense qui reste illusoire à moyen terme et devant un probable désintérêt américain pour notre avenir, les nations européennes devraient se préoccuper, individuellement déjà, de leur propre défense. La France, par son président, semble se montrer offensive sur ce sujet ; il ne lui reste qu’à traduire en faits concrets cette prise de conscience qui devrait conduire inévitablement à un rehaussement substantiel de son effort de défense, en faisant en sorte qu’il n’existe pas d’antagonisme dans les parts budgétaires consacrées à la dissuasion et aux forces conventionnelles. Il est peut-être déjà trop tard…
[1] Intervention à l’École militaire du 7 février 2020.
[2] Audition à huis clos du 6 novembre 2019.
[3] Les derniers tirs expérimentaux d’armes nucléaires ont eu lieu dans le Pacifique sous la présidence de Jacques Chirac en 1996.
[4] Mais à propulsion nucléaire comme les SNLE et le porte-avions.
[5] Audition de 6 novembre 2019.
[6] Périmètre qui exclut la gendarmerie nationale depuis son rattachement au ministère de l’Intérieur acquise en 2009, décompté le pourcentage lié à ses missions au profit des forces armées.
[7] La moyenne des dépenses « sociales » des 36 États membres de l’OCDE en 2018 se monte à 20,1 %…
[8] Discours d’E. Macron devant l’Ecole de Guerre du 7 février 2020.