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Bioconservatisme : prendre la nature humaine au sérieux

Philosophie. Il existe bien une nature humaine, biologique. Et la biologie donne des clés de compréhension de notre comportement, au point qu’on peut envisager un fondement naturel à un ordre social qui exige que l’individu ne soit pas seul face à l’État. Effacer la nature humaine semble le projet commun à tous les progressismes d’aujourd’hui.

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Bioconservatisme : prendre la nature humaine au sérieux

Les progrès extraordinaires des biotechnologies nous laissent entrevoir la possibilité, pour la première fois de l’histoire de l’Humanité, de son dépassement. L’amélioration génétique de l’Homme ou même, à terme, sa fusion avec la machine nous est présentée par les prophètes du trans ou du post-humanisme comme notre seule planche de salut face à l’accélération technologique.

Sur tous les campus des universités du globe règne le relativisme culturel. Les théories du genre, le féminisme de troisième génération, les Cultural Studies sont autant de nouvelles chapelles qui ne font qu’élaborer sur une seule et même erreur, celle d’une Humanité dépourvue de nature, sur laquelle l’idéologie peut coucher sans résistance ses commandements impératifs.

Le désir d’égalité ou de liberté absolue risque de nous mener à l’opposé, soit l’aliénation absolue, si nous n’y prenons pas garde. Rompre avec la nature humaine, c’est casser la boussole morale qui oriente nos décisions depuis l’aube de l’Humanité, et qui risque d’entraîner dans sa chute des bienfaits attachés à plus de 2000 ans de civilisation occidentale.

La question de la nature humaine

Les philosophes traitent depuis maintenant près de 2500 ans de la question de la nature humaine : pour savoir comment vivre, il faut d’abord savoir ce que nous sommes par essence. Animal rationnel, loup pour ses congénères, ou au contraire victime d’une société qui nous aliène, les réponses ne manquent pas. La question de la nature humaine est ouverte, mais les réponses des philosophes sont tellement variées qu’il est même possible de faire l’histoire de toutes les idées de « nature » à travers les âges¹.

Depuis maintenant 30 ans, la biologie évolutionniste, les sciences de la vie et la génétique se sont améliorées à une vitesse extraordinaire, nous offrant de nouveaux outils pour mieux comprendre le comportement humain. Jusqu’alors, les interactions fécondes entre savants se faisaient essentiellement entre économie et biologie à travers les paradigmes de l’individualisme méthodologique et de la rationalité limitée, mais l’extension de la science à tous les domaines de l’homme permet de redécouvrir aujourd’hui le lien entre l’humanité de l’homme et le fondement de l’ordre social. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette redécouverte naturaliste offre un puissant remède à l’utopisme progressiste naïf, et cela sans reconduire les travers idéologiques caricaturaux attachés au darwinisme social du siècle dernier.

Aujourd’hui, se tourner vers la biologie pour l’étude de la nature humaine suppose d’admettre l’évolution découverte par Charles Darwin comme un fait scientifique fondamental. Celle-ci pose que l’homme est le résultat de la sélection naturelle et des contraintes du milieu, que ce milieu soit naturel ou artificiel, c’est-à-dire géographique ou élaboré de la main de l’homme lui-même.

Darwin n’est pas un savant isolé : son gradualisme s’inscrit dans une tradition morale et intellectuelle qui remonte aux Lumières écossaises, celle de l’ordre spontané, qui compte parmi ses penseurs les plus célèbres David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson… et Edmund Burke. La somme de leur réflexion sur l’évolution des conventions comme de la coordination des comportements humains a influencé la réflexion du célèbre biologiste sur la transmission des caractères humains, comme celle des théories contemporaines du conservatisme ou du libéralisme sceptique.

Dans les années 1960, George Williams et William Hamilton révolutionnent la biologie en posant que les individus n’agissent pas systématiquement en fonction du bien de leur groupe, de leur famille ou même de leur propre intérêt. Ils font ce qui bénéficient à leurs gènes, parce qu’ils descendent nécessairement d’individus qui ont fait la même chose : aucun de nos ancêtres n’est mort célibataire. Qui dit transmission des gènes, dit stratégie pour les transmettre le plus possible, ce qui nous conduit à adopter certains comportements sociaux particuliers.

Premièrement, égoïsme génétique ne veut pas dire égoïsme individuel, au contraire. La sélection naturelle favorise la propagation de comportement « altruiste » entre apparentés². Nous sommes prêts à aider nos proches, ceux qui partagent plus ou moins notre patrimoine génétique pour faire avancer notre stratégie génétique personnelle. Cet altruisme ne s’arrête pas à la frontière de la famille, bien sûr, et s’étend quand les bénéfices entre les organismes collaborant sont partagés. Distribuer les fruits de la chasse au sein de la bande de chasseurs-cueilleurs que furent nos ancêtres, y compris avec ceux revenus bredouilles, garantissait que, la fois suivante, les malchanceux fissent de même pour les héros du jour à leur tour les mains vides.

Deuxièmement, on transmet ses gènes en les répliquant ou par sélection sexuelle : du coup, les stratégies pour la transmission varient en fonction des sexes biologiques qui – surprise – conditionnent les comportements amoureux et l’organisation de la filiation. Parce que s’investir dans l’éducation et la survie d’un enfant n’est pas la même chose pour un homme et pour une femme, et que les deux partenaires ne sont pas égaux au regard de la grossesse et de la fertilité, les femmes seront tendanciellement plus sélectives dans leur choix que les hommes. Comme le dit Robert Wright : « De même que les femmes ont de bonnes raisons de rechercher un homme capable de subvenir au besoin du ménage, les hommes ont de non moins bonnes raisons de rechercher des femmes capables de faire des bébés.³ » Ces jugements de bon sens sont désormais appuyés par la psychologie évolutionniste.

Le miracle du mariage

Les hommes coopèrent quand cela favorise leurs intérêts mutuels, mais la coopération peut vite se transformer en compétition, voire en rivalités potentiellement dangereuses. La guerre, les rixes et les vendettas font autant partie de l’histoire des communautés humaines que les échanges marchands et la famille. Le viol, le rapt des femmes comme l’enlèvement des Sabines ou le meurtre des rivaux au sein des relations amoureuses aussi.

L’appropriation des ressources et de l’accès à la sexualité pour la transmission génétique demandent donc la régulation par la culture et les conventions pour faire société. Loin d’être des artifices arbitraires, les statuts, les coutumes et le droit qui font le ciment de la société visent aussi à garantir l’équilibre de la coopération humaine, quelle que soit sa forme.

Parmi ces institutions régulatrices, il y en a de meilleures que d’autres, et l’institution du mariage monogame en Occident est un petit miracle qui a fait long feu. Les sociétés polygames traditionnelles tendent à intensifier la compétition entre les mâles, car les gagnants monopolisent l’accès à la reproduction au détriment de la majorité de perdants. En incitant les hommes à s’engager auprès d’une seule femme, la pression compétitive s’est relâchée et a créé dans son sillage un ordre social moins violent, plus stable et plus favorable pour l’éducation et la transmission patrimoniale. C’est sans doute l’un des fondements essentiels du dynamisme occidental. Son déclin depuis les années 1960 est à la source d’une multitude de pathologies sociales dont les femmes sortent grandes perdantes.

Tribalisme moral

Notre histoire évolutive, qui commence il y a quelques millions d’années dans la brousse, nous a légué quelques autres réflexes moraux que les progressistes persistent à désigner comme des résurgences transitoires du passé quand ils ne leur plaisent pas et à ignorer quand cela les arrange. Notre propension à nous créer des groupes dans lesquels nous nous reconnaissons, et que nous avons tendance à valoriser par opposition au groupe d’en face, est naturelle, pour le meilleur et pour le pire.

Plus encore, nous sommes beaucoup plus attentifs à favoriser les gens de notre petit groupe égocentré, et à favoriser ceux qui nous sont proches. Cette tendance au tribalisme est également désignée par les spécialistes sous l’expression « altruisme paroissial⁴ ».

En d’autres termes, notre système moral est taillé sur mesure pour les petites communautés, et cet échelon subsidiaire entre l’individu et la « Grande » société  abstraite, complexe, qui nous met en relation tous les jours avec des inconnus, est essentiel pour notre équilibre. Small is beautiful, et les réactions d’attachement au groupe, qui se manifestent parfois par le patriotisme, l’attachement à la classe sociale ou à l’identité culturelle, relèvent d’un sentiment moral à prendre au sérieux.

Notre nature biologique n’est pas neutre ou inexistante, elle est la base sur laquelle s’élabore notre comportement moral, ce puissant mécanisme visant à bénéficier des fruits de la coopération sociale. Certains transhumanistes voient dans l’amélioration de l’espèce humaine une première étape visant à substituer la sélection artificielle à la sélection naturelle.

Si cette substitution advient, elle risque de bouleverser durablement notre vie dans ses aspects les plus ordinaires : l’amitié, l’amour et nos attachements légitimes n’en sortiront pas indemnes. Si la reprogrammation post-humaniste devient envisageable, elle signifierait possiblement la fin de la nature humaine. C’est pourquoi la prudence politique doit redevenir la première des vertus et penser non plus en termes de conservatisme, mais de bioconservatisme.

Par Pierre Carvin
  1. Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, 2004.
  2. Robert M. Sapolsky : Behave. The Biology of Humans at Our Best and Worst, Penguin, 2017, p. 342 et ss.
  3. Robert Wright, L’animal moral. Psychologie évolutionniste et vie quotidienne, Gallimard, 1994, p. 109.
  4. Joshuah Greene, Tribus morales. L’émotion, la raison, et tout ce qui nous sépare, éditions Markus Haller, 2017, p. 74.

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