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Aux premières loges

Souvenez-vous de la formule baroque : le monde entier est un théâtre. Shakespeare l’a rendue célèbre ; Corneille en a fait le ressort de son premier succès, L’illusion comique (où comique signifie théâtrale).

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Aux premières loges

Olivier Rasimi en fait une clé du récit qu’il consacre à sa mère, Lever de rideau (éd. Arléa). Au lieu de nous proposer une biographie de Christiane Muller, danseuse, vedette de music-hall, de théâtre, de cinéma, le fils tente l’aventure de revivre la vie de sa mère comme si elle était un peu la sienne, s’appuyant sur l’expérience de son enfance, vécue en coulisses, mais dans la lumière qu’elle allumait en pénétrant, tandis que le rideau se levait, sur ce lieu d’invention redoublée : une scène.

L’auteur a voulu commencer par la naissance inconvenante de sa mère, fruit d’une fleurette avec un « Macaroni », ce qui semble annoncer un destin de ruptures. Une première photographie artistique montre sa « bouille ronde » à un an, alors qu’elle vient d’accomplir « le premier tour de piste sur la grande scène de la vie. » On saute sans transition aux coups de fil rituels que l’auteur passe à sa mère âgée gravement malade, parce que le même amour qui lia la mère de Christiane à sa fille se revit entre Christiane et son fils, que ce livre est un hommage à l’amour inconditionnel des mères, à la manière dont elles se donnent, dont elles peaufinent l’âme de leur enfant, qui se sent toujours l’unique. Christiane découvre le théâtre à quatre ans. « Il suffit de peu de choses, trois coups frappés dans la pénombre, un rideau qui se lève, des silhouettes qui paraissent […] et l’on est projeté en avant de soi, dans la magie. » Expérience capitale : « secouée, tu l’es jusqu’au fond de l’âme, durablement. » Le destin a noué ses fils ; jusqu’au cancer qui l’emporta, Christiane vivra de la magie du spectacle, théâtre et cinéma, où sa mère l’emmena si souvent. Néanmoins, elle préféra le théâtre, pour la relation vivante que les acteurs y créent avec le public. L’auteur, lui, se souvient du mal qu’il a toujours eu enfant à retrouver sa maman « sous le maquillage » de scène. Si bien qu’aujourd’hui encore, il lui faut la « rétablir » en reconstituant sa vie, et peut-être en l’inventant parfois ; mais on sait que l’inventeur d’un trésor n’est pas celui qui le fabriquerait par artifice, il est celui qui le met au jour en retournant le champ familial, car « c’est le fonds qui manque le moins ».

Même le croque-mort s’est mis à chialer

Entre l’amour d’un fils qui reconstitue la vie de sa mère, et l’amour d’une actrice pour les planches grâce auxquelles elle peut enthousiasmer son public et le révéler à lui-même, il y a des correspondances qu’Olivier Rasimi traque, déniche, dévoile, pour nous les livrer avec un art subtil, d’une pudeur infinie. Tout est suggéré, comme dans une conversation entre deux amis, une conversation où les silences disent parfois plus que les paroles impossibles, ainsi dans ces scènes troubles de la Libération. Abondent les belles remarques profondes sur le métier, les métiers, faudrait-il dire, du spectacle ; l’auteur en emprunte à la vieille dame qui enseigna la danse à sa mère, qui lui apprit l’accord du corps et de la musique, laquelle « est un autre corps » ; tout cela inspire au manieur de mots une merveille de poésie : les phrases musicales jouées au piano « pincent l’air, cliquètent, sonnent, dressent le torse, creusent les reins, hanches et bassin, montrent aux pointes le chemin, puis, en un dernier accord plaqué, courbent le ciel en révérence. » Ah ! ce ciel courbé ! la scène en devient paysage sans limites !

Olivier Rasimi est un virtuose qui a des visions : sa mère encore jeune rentre de tournée, il la voit : « Vous faites la paire, Paris et toi, tout chiffonnés et décousus sous le ciel terne et bas de mars. » Sa rencontre avec Eddy, son futur mari, le père de l’auteur, le fils la revit en style jazz, et ça pétarade, ça improvise à perdre haleine sur une petite dizaine de pages, car monsieur a du souffle, il tient le tempo, il sait jouer des ruptures, empiler les variations, des pages qu’il faut lire à haute voix, d’une voix de trompette, puis de saxo, sans oublier les solos rageurs de la batterie (p. 152 à 159). Variant son art sans effort, il terrasse la monotonie qui tuerait l’émotion ; il a ainsi pour finir son hommage la trouvaille d’une bien jolie coda : pendant la cérémonie au crématorium, on verra apparaître la danseuse une dernière fois, « parce que la vie est un mensonge qui dit la vérité, un cabaret où les filles sont toujours belles, jeunes, toi la première, au milieu de nous soudain, portée par la musique. […] Même le croque-mort s’est mis à chialer. »

On se grise de Chartreuse verte

Bernard Leconte ne cherche pas le même éclat. Le héros de son dernier roman, Chartreuse (éd. Héliopoles), est un type effacé, qui regarde le monde sans plus savoir y entrer, comme une scène riche en tableaux, rencontres inattendues, et rebondissements subséquents, mais si lointaine ! Il s’installe aux premières loges, à sa fenêtre, qui donne sur le port de Fécamp ; il est tellement effacé qu’il n’a pour tout nom que ce surnom, Chartreuse, que lui donne un groupe de vieux bonshommes, tracassés par la disparition de leur ami Raoul. Cette fine équipe n’a rien d’un groupe de Charlots, mais Bernard Leconte les croque quand même à la va comme je te pousse, avec des traits quasi caricaturaux, comme ce cordage qu’arbore Yvon à son cou quand il fait le temps ordinaire de Fécamp, gris, frisquet.

Ce Fécamp qu’on découvre de la fenêtre de Chartreuse est une ville aux lignes incertaines, sinistrée, qui se dilue ; en hiver, lugubre, avec ce « vieux chalutier […] qui ne bouge plus, […] rouille », et « l’ancien bâtiments des pêcheries » qu’on transforme « en musée de la Mer » ; en été, « personne », ou des personnages minuscules, comme « cette femme frileuse, qui […] regardait fixement l’eau à dix mètres en dessous de ses pieds à marée basse et dont on se demandait si elle allait s’y jeter. » Quant à la mer, on ne la voit qu’en se contorsionnant, « très loin ». D’ailleurs, pas de pêcheurs, on ne va quasi pas en bord de mer, si ce n’est pour se donner rendez-vous et s’éloigner au plus vite ; et dans cette ville de la Bénédictine on se grise de Chartreuse verte. Alors, pourquoi Fécamp ? Vous l’apprendrez un peu à la fois, par touches très légères, qu’il ne faut pas rater. Bernard Leconte est un auteur qui demande des lecteurs attentifs, et qui ne se soucie guère de les prendre par la main. Mais vous vous doutez bien que ce décor est romanesque, c’est-à-dire qu’il a un sens, qu’il est un révélateur photographique (langage du temps où l’art argentique usait de ces produits magiques). Pour que ça fonctionne, vous devrez vous accrocher, faire confiance à l’auteur ; il vous dira tout, mais seulement à son rythme, quand le désir – ou sa muse – lui viendra de mettre au jour l’un ou l’autre de ses indices.

On trouve une fromagère du marché d’un bourg perdu

Il y a une histoire, puisque Raoul a disparu, qu’on va le chercher en visitant quelques quartiers de Fécamp, toujours loin du port, dans des lieux exotiques (Raoul y habite une sorte de pagode), sur les falaises, dans l’arrière-pays. On va bien sûr interroger des gens, occasion de s’apercevoir qu’il ne s’agit pas d’une ville fantôme, qu’elle a encore des habitants, comme cette poissonnière vigoureuse, qui vend son poisson surtout par tournées dans les lieux circonvoisins, et qui présente l’avantage d’être « au courant de tout. » Un peu plus loin, on trouve une fromagère du marché d’un bourg perdu, qui « voyait tout, entendait tout et savait tout. » C’est très pratique, les femmes qui savent tout ; ces commères sont indispensables aux types aventureux qui cherchent un disparu. Bref, l’affaire ira ainsi à bonne fin, vous l’avez deviné.

On voit que la recherche d’un camarade paumé, c’est une entreprise d’hommes, comme dirait Audiard, des hommes à qui Bernard Leconte donne une sacrée gueule (il faut dire que ce discret aime l’hyperbole, ce qui n’est pas contradictoire, mais compensatoire). Voici Drelin, qui « tient du dromadaire, de la girafe et de la cigogne. […] C’est sa tête, projetée en avant, maigre et profilée, avec un nez très long, qui l’apparente à la cigogne, ainsi d’ailleurs que son imperméable, d’une mode très ancienne, qui le rétrécit quand il est boutonné serré, mais qui lui donne des ailes dès qu’il l’ouvre ». La citation est un peu longue, mais elle permet de souligner comment Bernard Leconte introduit du mouvement dans ce qui est souvent figé, le portrait ; en effet, lisez lentement la fin, puis fermez les yeux, et regardez Drelin s’envoler à coups d’imperméable, lentement, noblement, comme le bel oiseau d’Alsace.

N’allez pas croire pour autant que Bernard Leconte soit limité au bestiaire. Il a le don de peindre un bourg en faisant parader ses bicoques comme des dindes huppées dans un salon : « Sur les pentes, des villas d’une laideur magistrale ou d’une prétention exemplaire s’écartaient les unes des autres avec beaucoup de bourgeoisie. » Il sait aussi faire tomber la pluie, remuer des lueurs, bref jouer au sorcier, mais un sorcier sans esbrouffe, timide comme son héros Chartreuse, entêté de camaraderie comme sa bande de vieux gamins, qui ont la fierté rare d’assumer leurs traits grotesques, tellement rigolos d’être si humains.

 

  • Lever de rideau, Olivier Rasimi, Arléa, 2024, 224 p. , 20 €

  • Chartreuse, Bernard Leconte, Héliopoles, 2024, 144 p. , 21 €

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