Vous étiez treize mes camarades. Treize, le chiffre qui attire la poisse selon la superstition populaire !
Treize embarqués dans une guerre lointaine dont, en France, on ne perçoit pas toujours les enjeux. Les enjeux, d’ailleurs, vous n’y avez pas songé mes camarades. On vous a ordonné d’aller combattre le péril islamiste dans le Sahel et vous avez-vous avez fait votre paquetage, sans dire un mot, fidèles à votre serment et à votre idéal. Devoir et obéissance, honneur et fidélité comme dit la devise des légionnaires qui, en vérité, vaut pour tous gens de guerre.
Mes camarades ? De quel droit au fond cette adresse ? Parce que je suis un officier de réserve et que je me considère votre égal ? Non, cent fois non ! Officier de salon, presque pour rire, je n’arrive pas à la cheville du dernier d’entre vous. Mais malgré tout, la camaraderie reste plus qu’un mot et s’applique à tous, même aux plus modestes, aux moins doués, aux moins expérimentés. Elle est ce lien qui unit les soldats et leur fait pleurer leurs frères d’armes, fussent-ils des inconnus. Elle est ce lien d’unité qui manque si cruellement à une patrie que vous chérissiez de toute votre âme et pour laquelle vous avez de bon cœur jeté votre vie dans la balance. Oui mes camarades, c’est cet amour charnel, inconditionnel qui vous animait. Je veux le croire. J’en suis certain. N’avez-vous pas écrit, capitaine Frison-Roche, alors que vous étiez aspirant[1] :
Ô tendre France, douce gardienne de mon baptême
Prenez ici ma vie, je vous en fait le don,
Veillez sur ma famille et tous les gens que j’aime,
Et rendez je vous prie mon sacrifice fécond.
Ces mots, cher camarade, ces mots si superbes, si pleins d’abnégation, ils ne vous appartiennent plus ; ils appartiennent à tous les soldats et surtout, aujourd’hui, à ceux qui sont tombés à vos côtés.
Alors que j’écris ces lignes, on vient de vous rendre hommage, d’abord au passage de vos dépouilles, sur le pont Alexandre III, puis dans la grande cour des Invalides. J’espère que du ciel, d’où vous nous regardez, ce bref instant de communion atténue la douleur de la séparation d’avec les vôtres.
Peut-être aussi ressentez-vous un peu de peine. Il est vrai que d’aucuns qui se nomment « Insoumis » ont honteusement saisi le prétexte de votre tragique disparition pour critiquer la mission qu’on vous avait donnée. Et il est vrai aussi qu’un journal plus ordurier que satirique a piétiné sans vergogne et avec une parfaite indécence, une repoussante inhumanité, le deuil de vos proches en moquant votre engagement. Mais vous leur pardonnez, j’en suis certain. Il est même possible que vous riiez de ces bavards, de ces barbouilleurs de papier. Car eux, qu’ont-ils fait ? Rien ! Ils jacassent et ricanent. Ils ne savent faire que cela. Leur âme est débraillée, sans pitié ni compassion.
Mes chers camarades, vous êtes passés, trop furtivement hélas, dans un monde qui a désappris la mort ; un monde qui refuse de voir sa finitude en rejetant les vieillards dans d’infects mouroirs ; un monde qui n’aspire plus qu’à une vie éternelle de plaisirs égoïstes ; un monde que votre sacrifice émeut mais, surtout, auquel il fait peur ; un monde auquel la planète tient lieu de patrie, l’humanité entière de compatriotes et la libre concurrence de dieu païen. Comme vous étiez loin de tout cela !
On a beaucoup parlé de vous, lieutenant Bockel et aussi de vous capitaine Frison-Roche. Et cependant, je sais que vous ne vous jugiez pas meilleurs que vos camarades. Vos familles sont unies dans la souffrance, comme le Treize furent unis dans l’épreuve. Vous portiez des noms un peu plus connus, voilà tout ! et votre mort nous rend plus proche celle des autres ; elle la rend plus concrète, plus visible. Il ne s’agit pas d’un privilège mais d’un dernier service que vous rendez à vos camarades.
Vous encore, capitaine Frison-Roche qui taquiniez mélancoliquement les Muses avec le pressentiment de l’injustice faite à votre condition :
Toi, France ingrate, mère à la parure ternie,
Laisseras-tu leurs cris se perdre dans la nuit ?
Ils t’ont donné leur cœur, ils t’ont donné leur vie,
N’est-ce pas révoltant que nul ne les envie ?
Adieu, donc, chers camarades ! Que vos corps reposent dans le sein de cette terre de France que vous avez tant aimée ; que vos âmes accèdent à la félicité et au bonheur éternel. Vos existences furent brèves mais dignes, droites, nobles et bien plus remplies que les toutes petites vies de ceux qui ne songent qu’à eux-mêmes.
Aux morts !
Par Eric Cusas
[1] Poème publié dans son intégralité sur le site de l’Association de soutien à l’armée française ICI.