Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Les gens brillants en politique trébuchent souvent, faux-pas fatal. Le député LFI, sorti du rang, numéro 2 probable, se voit réduit à la figure honnie du mari brutal. Les partis et même la France peuvent-ils se satisfaire que n’importe quel talent soit ainsi sorti du jeu politique à la défaveur d’une opinion échauffée ?
Il y a, comme cela, des carrières politiques très prometteuses, d’hommes (et de femmes) riches de dons et de talents, qui tournent court et s’achèvent en fiasco, soit parce que la personne en question se voit victorieusement contrée par de multiples adversaires qui savent s’unir pour la mettre en échec, soit parce que le cours général des événements joue contre elle, soit parce qu’elle commet un faux pas dont elle se révèle ensuite incapable de se relever.
Mirabeau offre un excellent exemple de la première catégorie. Cet homme, d’une force physique titanesque, d’une énergie prodigieuse, d’un caractère indomptable et d’une intelligence politique exceptionnelle (ce qui fait de lui un cas unique parmi tous les « héros » de la Révolution française) aurait pu, aurait dû (en particulier selon Jaurès) devenir le grand (premier) ministre qui aurait saisi la Révolution à bras le corps, l’aurait domptée et accordée à la monarchie, et aurait sauvé et rénové celle-ci, évitant sa chute et le dérapage de la France dans la Terreur jacobine et la guerre. Ses ennemis de la Constituante réussirent à l’empêcher d’accéder au ministère, et le roi et sa cour refusèrent de l’y appeler.
Doriot illustre assez bien le second cas de figure que nous évoquions. Puissant, charismatique, intelligent, doué d’un grand sens politique, il fonda, en 1936, le seul parti fasciste français crédible, le Parti populaire français, le seul qui recruta massivement, sut s’organiser et trouver des appuis dans les milieux dirigeants. Et, sans la guerre, il aurait vraisemblablement conquis le pouvoir. La défaite de 1940, l’Occupation, l’hostilité de Pétain et Laval, celle de ses rivaux (Déat notamment), les calculs et réticences des Allemands, l’empêchèrent de devenir un Duce ou un Führer hexagonal.
Outre-Manche, deux cas relèvent du faux pas fatal : celui de Charles Dilke (1), dont l’hostilité à la reine Victoria et surtout le divorce (1886) torpillèrent une carrière jusqu’alors brillante, et Charles Stewart Parnell (2), qui vit la sienne anéantie en 1890 par une liaison adultère.
C’est de ce cas de figure que relève Adrien Quatennens. Cet homme jeune (32 ans), député de 1a 1re circonscription du Nord depuis 2017, est un fidèle de Mélenchon et l’un des dirigeants de La France Insoumise (LFI). D’origine modeste (fils d’un cadre moyen d’EDF et d’une vendeuse en boutique d’optique), dépourvu de cursus d’études prestigieux (seulement titulaire d’un BTS de management), il milite à gauche depuis l’âge de 16 ans, et a su, grâce à sa belle intelligence, à son sens politique, à son aptitude stratégique, à sa forte personnalité et à sa détermination, se hisser au premier rang du Parti de Gauche, puis de LFI. S’il n’a pas le bagage théorique et le discours stéréotypé des hommes politiques issus de Sciences Po, de l’ENA, d’autres grandes écoles ou des facultés de droit, il possède incontestablement une grande aisance verbale et fait jeu égal avec ses adversaires dans les débats parlementaires et les invectives de l’agora. Et ses arguments, même s’ils peuvent sembler discutables, ne manquent jamais d’intelligence ; de même, ses réparties ne manquent pas d’à propos. Depuis sa première élection législative, il s’est distingué à l’Assemblée nationale en défendant vigoureusement le Code du Travail contre la réforme entreprise par Macron et Muriel Pénicaud, intervenant longuement tant au sein de la commission des affaires sociales qu’en séance plénière, et avec autant d’esprit offensif que de pertinence dans ses critiques et ses contre-propositions. On se souvient encore de sa très longue intervention à la séance du 10 juillet 2017. Outre la lutte contre la réforme du Code du Travail, il a soutenu une proposition de loi visant à accorder la qualification de maladie professionnelle aux affections et autres troubles provoqués par le burn out au travail. Il a combattu vigoureusement le projet macronien de réforme des retraites. On pouvait tenir pour certain qu’il deviendrait ministre en cas de victoire de la NUPES aux élections législatives. Et qui aurait pu prévoir où il se serait arrêté (à Matignon ? à l’Élysée ?). Les hautes fonctions lui semblaient promises, l’accès à la tête du gouvernement ou de l’État, quoique sans doute lointain, ne semblait pas hors de sa portée. En attendant, il était sans doute, avec Mathilde Panot, le plus doué et le plus redoutable des dirigeants LFI, en dehors de Mélenchon, le père fondateur respecté. Plus crédible qu’Alexis Corbière, naguère numéro deux, aujourd’hui évincé, Éric Coquerel, peu aimé de la base, Clémentine Autain, trop typée féministe, Danièle Obono, trop typée d’origine étrangère, ou Manuel Bompard. Le 22 juin 2019, il se voyait porté à la tête de l’équipe opérationnelle dirigeante de son parti, dont il apparaissait ainsi comme le numéro 2, en même temps que le successeur probable, à terme, de Mélenchon, presque septuagénaire.
Mais voilà, il a commis un faux pas qui pourrait bloquer son ascension. Lui, si brillant débatteur, a usé d’arguments frappants à l’égard de sa compagne, faits sanctionnés par une condamnation judiciaire à quatre mois de détention assortie du sursis et à 2000 euros de dommages et intérêts. Et, depuis, la crise ouverte pour cette raison au sein de LFI et la NUPES ne se résorbe pas. Quatennens s’est défendu. Il a reconnu avoir donné une gifle à son épouse (avec laquelle il est en instance de divorce) « dans un contexte d’agressivité mutuelle » tel qu’au cours d’une dispute physiquement violente son épouse a été blessée au poignet et au coude.
Mais l’affaire ne s’est en rien apaisée, malgré la condamnation de Quatennens et son acceptation de suivre un stage de sensibilisation aux violences conjugales. Cécile Quatennens a déposé une deuxième main courante, puis une plainte pour violences conjugales répétées et harcèlement téléphonique.
Adrien Quatennens s’est démis de ses fonctions de coordonnateur de l’équipe dirigeante de LFI. Le parti est profondément embarrassé par cette affaire, d’autant plus que Quatennens a tenu des propos maladroits tendant à justifier partiellement les actes violents qui lui étaient reprochés. Au sein du parti, comme en dehors (tout spécialement dans les diverses formations constitutives de la NUPES), beaucoup demandent son exclusion de LFI et sa démission de son mandat parlementaire, ce que refuse l’intéressé. Ce dernier, naguère espoir de son parti, en est devenu le cauchemar.
En fait, cette affaire donne beaucoup à réfléchir. Peut-on trouver un juste équilibre entre l’exigence d’irréprochabilité personnelle attendue d’un élu et la prise en compte incontournable de ses compétences ? L’un de ces deux critères doit-il prévaloir sur l’autre, et jusqu’à quel point ? Le souci de la dignité publique, et même le simple souci de la dignité personnelle, exige que l’on ne choisisse pas délibérément pour représentant, pour législateur, pour gouvernant, un homme avéré comme un goujat, une brute, un être immoral et cynique, voire pire encore (un escroc, un prévaricateur, un concussionnaire, un trafiquant, etc.), d’autant plus qu’un tel quidam bafouerait les valeurs fondamentales censément défendues par son parti et nos institutions, et discréditerait le premier comme les secondes. Et, de ce point de vue, le sieur Quatennens présente un profil plutôt douteux. Mais, ceci dit, la vertu, comme la beauté, ne se mange pas en salade, pour user d’une vieille expression populaire, et les plus capables, les plus utiles, voire les plus indispensables de nos élus et dirigeants ne sont pas nécessairement, loin de là, des modèles de conduite morale et de comportement irréprochable. Et, durant notre très longue histoire, les princes et ministres qui ont rendu les plus grands services à notre pays n’ont pas été exempts de bassesses et vilenies de toutes sortes, voire de crimes odieux (songeons, entre d’innombrables cas, au supplice des Templiers sur ordre de Philippe le Bel, aux dragonnades de Louis XIV, à l’assassinat du duc d’Enghien par Napoléon). Certes, Adrien Quatennens n’est pas dans la situation d’un roi ou d’un consul devant effectuer des choix cruels indispensables au salut de la France, comme le furent les personnages précédemment cités. Mais si sa position n’a pas le caractère implacablement crucial de celle d’un souverain d’autrefois devant prendre sans attendre, au mépris de la morale humaine universellement admise, une prompte décision dans l’intérêt de la nation, la conduite qu’on lui reproche ne fait tout de même pas de lui un monstre, comme l’a si bien dit Mélenchon pour le défendre. Dans son affaire, on ne voit ni situation historique exceptionnelle ni crime inexpiable. Son comportement, certes fort répréhensible, n’exclut pas la possibilité de pardon, de rachat, de rédemption. Seuls les tenants de l’implacable terrorisme intellectuel et moral actuel, porté par tous les lobbies constitutifs de la bien-pensance et du politiquement correct, prompts à s’octroyer indûment des attributions censoriales et des pouvoirs policiers, peuvent affirmer le contraire. Malheureusement, ils sont assez forts pour jeter le trouble dans le débat autour d’une affaire au fond anodine, radicaliser les réflexes et les positions divergentes sur cette dernière, et susciter d’artificielles divisions au sein d’une opinion publique qu’ils s’entendent à énerver. Ils font régner la terreur sans assurer la vertu.
Chacun pensera ce qu’il veut de cette affaire. Mais, quelque jugement que l’on puisse porter sur Adrien Quatennens, sa conduite, ses idées, son action politique, il importe de reconnaître qu’il serait aberrant, de la part de LFI de se priver des avantages d’un de ses meilleurs représentants, et peut-être (tout dépend des convictions personnelles ou partisanes) dommage de voir disparaître prématurément de l’agora un homme qui y a jusqu’à présent, montré d’indéniables aptitudes.
1. Chantre de l’impérialisme britannique, qu’il célébra dans Greater Britain, paru en 1868.
2. Indépendantiste irlandais protestant.
Illustration : Les nouvelles tricoteuses Insoumises, au moins cohérentes avec leurs positions outrancières, regrettent que leur parti, ô surprise, n’ait pas pour A. Quatennens les mêmes rigueurs que pour ses opposants.