Les meilleurs films et bandes dessinées de science-fiction sont ceux où l’équipe artistique et technique s’efforce d’être crédible en imaginant vaisseau et scaphandre. Il y a une indéniable poésie de l’ingénieur dans cette manière de rendre réel l’exploit impossible, et Dieu sait qu’Objectif lune doit beaucoup de son charme et de son intérêt au réalisme de ses décors qui contraint presque la narration, la tire vers le documentaire.
Cet effort d’imagination technique est exactement celui auquel s’astreignent les designers qui imaginent les vrais vaisseaux, les vrais scaphandres, les vraies capsules, les vraies stations orbitales, ou les bases fabuleuses qu’on construira sur Mars ou la Lune. « Homo Spatius – Designers de l’espace » leur rend hommage dans une exposition passionnante où projets scientifiques, mobiliers futuristes et imaginaires spatiaux se mêlent.
Si l’ingénieur spatial, à strictement parler, ne pense que propulsion et sécurité, pression et atmosphère, le designer pense fluidité des mouvements et habitabilité des lieux. La Russe Galina Balashova s’est ainsi posée trente ans durant (et dans le plus grand secret) des questions cruciales pour le programme spatial soviétique : comment mange-t-on en apesanteur ? Où placer les toilettes ? Et où mettre l’armoire ? Toutes questions auxquelles un ingénieur ne songe pas mais un spationaute, si. Cette architecte de formation est devenue une spécialiste du design spatial. Ses dessins sont fascinants, surtout quand on les compare au mobilier des années 70, fantasmant la bulle et la
capsule matricielles (qu’Alfonso Cuarón glorifiera dans Gravity, en 2013). La bouteille pour boire un coup dans une station spatiale, inventée par un designer français, est moins fondamentale mais spectaculaire : c’est un tore « en polycarbonate et silicone (notamment utilisés pour les biberons) – le verre étant interdit et inapproprié du fait de sa tension superficielle » auquel le designer a gardé la couleur verte, code qui rappelle justement que l’anneau est une bouteille, un objet familier, terrestre.
On mesure là toute la tension entre une aspiration prométhéenne, où on rêve d’une nouvelle terre, autrement habitée (sans doute aussi en sélectionnant une autre humanité), une nostalgie qui s’avoue à peine de ce qui serait terrestre par essence, et un désir d’imaginer de nouvelles formes qui programmeraient, en quelque sorte, de nouveaux usages et donc de nouveaux comportements, comme en témoignent les designs « futuristes » de Luigi Colani ou Jean-Benjamin Maneval.
Sous le rapport technique et social, il faut forcément rapprocher « Homo Spatius » de l’exposition « Aerodream – Architecture, design et structures gonflables », tant le plastique a enflammé les imaginations des ingénieurs et des utopistes, depuis les étranges et beaux silos à grains de Frei Otto (1959) jusqu’à la Bulle (2011), jamais réalisée, de Diller, Scofidio et Renfro, qui voulaient en gonfler une, immense, au cœur du musée Hirshhorn, immense cylindre aveugle de 1974 qui aurait “poussé” une excroissance temporaire.
Comme pour le design spatial, on est moins dans le beau que dans l’exploration d’une brusque irruption de l’humain là où il n’est pas attendu, lieux extrêmes, qu’il s’agisse de pôle nord ou d’une autre planète, de planter une maison gonflable, véritable extension de soi-même, au cœur de nulle part ou sur le toit d’un immeuble dans une ville trop dense. Il y a dans les deux cas le même goût de l’exploit, la même impatience progressiste de prendre le contre-pied matériel de ce qui existe en postulant que le radicalement différent produira le fameux « homme nouveau », et la même désillusion quand l’envie ou l’argent manquent. Mais les dirigeables sont à nouveau dans l’air du temps et l’heure est venue du tourisme spatial : Philippe Starck va concevoir le premier hôtel spatial (enfin, un « module commercial habitable »), raccroché à la Station spatiale internationale. Ses projets sont molletonnés et décevants. Rendez-nous Galina Balashova.
« Homo Spatius », jusqu’au 30 janvier 2022, Cité du design, Saint-Etienne « Aerodream », jusqu’au 14 février 2022, Cité de l’architecture & du patrimoine, Paris
Illustration : Spherical Kitchen, Luigi Colani, 1968/71 , © Bangert Verlag