Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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L’affaire du candidat Griveaux a suscité de multiples commentaires, qu’il est inutile de prolonger. En revanche la confusion subsiste sur le plan des principes applicables. Je me placerai sous cet angle, car la question émerge régulièrement.
La distinction entre vie privée et vie publique est moralement fondée. Elle est essentielle à l’exercice de la tolérance. La tolérance nous conduit à accepter des comportements ou des opinions que nous n’approuvons pas, par respect de l’autre personne, ou pour éviter des conséquences pires. Nous tolérons notamment des comportements privés parce qu’ils relèvent de l’espace intime que nous reconnaissons à la personne. Mais il est essentiel de distinguer cette expression privée de l’expression publique, même si la frontière n’est pas étanche. Le premier domaine est ce qui n’a pas comme tel d’influence directe, manifeste, explicite, sur la vie collective. Dans ce cas, la tolérance va en général de soi, sauf acte nocif pour autrui. Inversement, un acte public contribue à façonner par son existence même ce qui fait la vie commune des citoyens. Bien sûr, là aussi il est très souvent préférable de tolérer un comportement contestable. Mais l’enjeu n’est pas le même. Un acte public doit être apprécié en fonction de ses effets sur cette vie commune : nous sommes collectivement responsables de la qualité de la vie collective. Ou, dans le capharnaüm actuel, de sa dégradation. Il y a alors une équilibre à définir entre l’expression de soi et l’effet produit. Cela commence pour chacun avec le comportement que l’on a dans la rue, la manière dont on s’habille, pour continuer avec la presse, et toute expression visible d’opinions. Contribuer au débat public par de vraies opinions est par exemple une chose, polluer la vie commune par ses extravagances en est une autre.
A un tout autre niveau, prenons maintenant l’acte public par excellence, celui de briguer une fonction publique, ou de l’exercer. Les mêmes remarques valent plus encore pour ce qui est des exigences. Voilà une personne qui demande le suffrage des électeurs, ou est candidat à une fonction, afin d’influer sur la vie commune en étant muni d’un pouvoir que la collectivité lui confie. Il est normal et naturel que les électeurs soient regardants sur la personnalité en question. Y compris dans ce qu’on peut voir publiquement de sa vie privée.
La situation se complique dans nos sociétés du fait de la pluralité des mœurs et des jugements moraux, supposée être un droit fondamental. Car si on a le droit d’avoir sur ce plan ses propres opinions et comportements, on a aussi celui d’avoir son opinion sur le candidat. Et donc, de leur côté, ces candidats sont soumis à une contrainte : théoriquement libres d’avoir la vie privée qu’ils souhaitent, sous certaines réserves, ils doivent convaincre des électeurs qui ont, eux, des opinions variées sur le sujet. Et la vie privée est bien évidemment un des lieux permettant de se faire une opinion sur eux. Or tous les électeurs ont des vues sur ce qu’on peut considérer correct ou pas correct. Parmi eux, une partie appréciable est attachée à des mœurs stables et fidèles, une vie de famille, des enfants dont on prend soin etc. Le candidat va donc fréquemment mettre cela en avant. Mais si sa vie privée réelle est décalée par rapport à cela, il court alors un risque majeur. Le même risque existe, de façon moindre, pour un candidat progressiste dont on découvrirait par exemple qu’il maltraite sa compagne.
Autrefois la réponse était simple et formelle : en gros, on tolérait de fait des mœurs privées souvent assez délurées (même aux Etats-Unis : voir Roosevelt ou Kennedy), si la personne montrait qu’elle respectait les normes sociales en public : le mari vivant avec sa femme, restait discret sur ses maîtresses etc. Moralement, ce n’était pas vraiment idéal. Mais au moins, d’une part on ne mettait pas en scène ses suppose vertus, et d’autre part et surtout, ce faisant on reconnaissait que la scène publique obéit à d’autres règles que la vie privée. C’était un moindre mal.
C’est paradoxalement plus difficile aujourd’hui. Notamment parce que les intéressés ont dû plus qu’autrefois afficher une supposée pureté de mœurs, ou plutôt leur ‘normalité’, le fait qu’ils seraient de bons citoyens comme tout le monde, mais en mieux. Mais aussi, facteur aggravant, parce qu’on est désormais censé équilibrer les libertés nouvelles par la sincérité et le refus de l’hypocrisie. En outre, ces braves politiques sont pris entre ces exigences accrues, et le piège technologique. Car si on n’y prend pas garde, les technologies actuelles rendent accessibles au public une partie appréciable de la sphère privée. Autrefois, hors témoignage direct, ou espionnage, rien ne permettait d’accréditer que le président X avait une maîtresse. Maintenant il y a la photo reproductible à l’infini, soit prise par l’intéressé, soit par quelqu’un d’autre.
Comment clarifier ce nœud de contradictions ? Les principes de la morale sont universels. Mais les jugements prudentiels varient selon le contexte. Il faut d’abord garder à l’esprit la distinction entre actes publics et privés, même s’ils interfèrent. L’idée est simple : la vie privée doit être protégée ; mais un homme public engage inévitablement sur la place publique une partie de sa vie privée, et notamment s’il la met en scène.
Dans le contexte actuel, je proposerai dès lors les repères suivants :
Un homme public ne peut invoquer sa vie privée comme un homme privé. Il a certes aussi droit au respect de sa vie privée, mais il doit admettre qu’elle peut interférer avec sa vie publique, notamment dans la mesure où il lui donne un caractère public. Si par exemple il affiche des principes touchant la vie privée ou personnelle, s’il s’exhibe avec sa femme et ses enfants, il est légitime que le public veuille vérifier la cohérence de sa vie réelle avec ces principes.
Cette vérification ne doit normalement viser que ce qui est perceptible publiquement, c’est-à-dire fait partie de la vie publique. Mais une photo, une vidéo, un texte reproductibles, envoyés par le personnage public à quelqu’un qui n’appartient pas à son intimité affichée (sa famille, éventuellement ses amis proches) est potentiellement dans ce cas par sa nature même. De même un déplacement ou une démarche dans laquelle il est reconnaissable. Si cela devient public, l’homme public en tant que tel ne peut alors pas exciper politiquement du respect de sa vie privée.
Mais inversement, si le document en question relève de ce qui pour un citoyen ordinaire est sa vie privée, le détournement de cet élément et sa mise sur la place publique reste de la part de celui qui l’a opéré une atteinte à la vie privée du personnage par ailleurs public.
Pour prendre le cas récent, et sans entrer dans les détails, il était donc répugnant et attentatoire à la vie privée de B. Griveaux de diffuser la vidéo. Le responsable peut donc être attaqué en justice. Mais comme homme politique, en la filmant ou en l’envoyant, ce même Griveaux accomplissait un acte qui l’engageait potentiellement sur ce terrain public. En outre, en l’occurrence, c’était une faute. Il est donc normal qu’il en subisse les conséquences politiques.