Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Les arcanes du monde arabe sont souvent étrangers aux Français. Un peu comme les couloirs du Quai d’Orsay. C’est de quelques recoins de ce labyrinthe que Gilles Gauthier, ancien diplomate et actuel conseiller de Jack Lang à l’Institut du Monde arabe, nous entretient dans Entre deux rives. Un ouvrage dense, nourri de dizaines d’anecdotes, et servi par une plume d’une délicatesse toute orientale.
Gilles Gauthier est un homme de gauche. Un homosexuel militant qui sentit sa génération accéder au pouvoir avec l’élection de François Mitterrand. Les premières pages de l’ouvrage pourraient d’ailleurs rebuter le lecteur bienveillant tant son jugement sur la jeune Algérie indépendante et ses exploits auprès des éphèbes heurtent notre sensibilité, sinon notre conscience.
Et pourtant, la magie opère. Ce jeune Bordelais qui débarqua dans le Maghreb de la fin des années 60 ne manque ni de panache, ni de profondeur. C’est l’aventure. Celle des routes où manquait l’asphalte et des cœurs où gisent des héritages de haine et d’amour. Ces haines, il les rencontra ainsi dans les geôles marocaines, soupçonné de soutenir matériellement ses élèves membres du Front Polisario qui militent pour l’autonomie du Sahara occidental. Et ces amours, dans sa sensibilité, son ouverture aux cultures qu’il rencontre.
Les souvenirs de Gilles Gauthier nous plongent dans les décennies compliquées de la politique orientale de la France. Ils établissent toute la part d’humanité du ministère des Affaires étrangères. Des ambassadeurs qui se complaisent à un rôle, des conseillers indifférents aux pays qu’ils habitent, des circonstances qui dictent les désignations, s’entremêlent pour dessiner les contours d’une institution ; qui se débat dans un monde arabe en voie de radicalisation. Les baasistes de Saddam Hussein s’entretuent quand les anciens réseaux algériens de l’auteur embrassent l’islamisme qui ravagera le pays. Les instituteurs palestiniens et égyptiens et l’argent saoudien avaient accompli leurs basses œuvres…
Les leçons du livre sont multiples. Elles concernent la fabrication de la diplomatie française. Avec le cas de Gilles Gauthier, nous découvrons un recrutement fin des élites diplomatiques, entre une attention particulière aux profils d’aventuriers et un cursus honorum intangible. Une tendance à l’agonie. Aujourd’hui, les dites « grands écoles » saturent les accès à la diplomatie et imposent des poupons aux manettes. Avec les commentaires de Gilles Gauthier sur son passage à Bahreïn et au Liban, et leur luxe de détails, nous découvrons un diplomate sincèrement épris de l’atmosphère des lieux et de l’épaisseur des cultures qu’il traverse. Tout l’inverse de la diplomatie en barricades, gilets pare-balles et droits de l’homme qui s’impose au ministère. Avec les rêves déçus de Gilles Gauthier lors des printemps arabes, le lecteur comprend la force et la faiblesse de son style de diplomatie : une authenticité amoureuse des lieux et des personnes, plus efficace, ô combien, que le néo-universalisme contemporain, mais ostensiblement éloignée de la raison. Si Gilles Gauthier affirme ainsi que le pire ministre qu’il connut fut Laurent Fabius, l’inventeur de la pitoyable diplomatie économique, lui-même procède de l’excès inverse, le romantisme diplomatique, celui qui crut par exemple à un réveil démocratique égyptien. Pendant que notre ambassadeur rêvassait à l’expérience diplomatique égyptienne, et avec lui la quasi intégralité de l’université française spécialisée sur le Proche Orient, Mohamed Morsi, président fantoche des frères musulmans renversé par le maréchal al-Sissi, nommait gouverneur de Louxor un des organisateurs de l’attentat qui visa un car de touristes suisses…
C’est un livre de flâneur. Les rues du monde arabe sont faites pour eux puisqu’on aime à y perdre son temps. Tout y est pourtant embûches, et il est à craindre que Gilles Gauthier garda ses yeux mi-clos. Dans la pénombre.