Civilisation
L’œil écoute-t-il ce que voit l’oreille ?
Face à l’inflation visuelle envahissant l’univers musical, un subtil essai de Matthieu Guillot, docteur habilité en musicologie et musicien, nous rappelle l’étrange pouvoir des sons.
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« Qu’est-ce qu’un grand penseur ? Certainement pas quelqu’un à qui l’on devrait toujours finir par donner raison…
À l’aune de ce critère, on ne voit pas quel nom surnagerait du passé. C’est plutôt quelqu’un qui a découvert une nouvelle perspective sur la réalité, suscité de nouvelles pensées et de nouvelles questions. Il est évident que René Girard fait partie de ceux qui ont apporté du nouveau dans la pensée. Après lui il n’est plus possible d’ignorer que les relations entre imitation, le désir, la violence, le sacré et la genèse de la culture doivent être au centre de notre compréhension du phénomène humain. » C’est par ces mots que Bernard Perret ouvre son livre Violence des dieux, violence des hommes paru au Seuil en avril de cette année. En écho à cette parution printanière, Grasset livre cet automne l’ouvrage, monumental, consacré à la biographie du « grand penseur » par Benoît Chantre. Monumental, ce livre l’est au moins à deux titres : son volume et son contenu. En effet, ce sont plus de mille pages, dont près 240 de notes, qui se retrouvent entre les mains du lecteur. On savait Benoît Chantre généralement prolixe mais on ne s’attendait pas à une telle ampleur. Il est vrai, cependant, que René Girard, mort en octobre 2015, n’est pas une petite figure intellectuelle même si, en France, il reste largement inconnu du grand public ou méconnu d’un public plus averti. On peut dire que c’est un tombeau magistral que Benoît Chantre a élevé pour celui avec lequel il a fait route les dernières années de son existence.
Figure marquante du XXe siècle, on ne connaît généralement de Girard que les notions continuellement ressassées : le bouc-émissaire, la violence constitutive du sacré, le sacrifice, autrement des notions qui pourraient relever de la sociologie ou de l’anthropologie. Toutefois, généalogiquement parlant, la pensée de René Girard, avant d’investir les domaines de l’anthropologie, commence par celui, plus intime, de la psychologie. En effet, c’est par son Mensonge romantique et vérité romanesque, une œuvre ne relevant pas exactement de la critique littéraire, que le théoricien du désir mimétique pose la première pierre de sa pensée complexe et polyptyque. C’est en appliquant aux mythes, et plus tard aux écrits bibliques, la méthode et l’hypothèse appliquées aux romans qu’il passe de la psychologie « interindividuelle » à la communautaire et au groupe humain ; du désir subjectif au sacré et à la culture. Ce travail systématique et totalisant de la pensée est, dans le cas de Girard, inséparable d’un parcours plus personnel : le dévoilement de la nature métaphysique du désir s’accompagne chez lui d’une conversion religieuse.
La biographie de Benoît Chantre, retraçant tout cela parfaitement, est surtout une biographie intellectuelle de l’exilé volontaire aux États-Unis. Chantre s’attache à exposer par le détail l’avénement de la pensée girardienne, d’en donner les étapes cruciales, toujours en lien intime avec des considérations plus nettement biographiques. René Girard est ainsi presque enchâssé dans le contexte bouillonnant du XXe siècle, en ce qui regarde la philosophie ou les arts. De ce point de vue déjà, le livre est une belle synthèse du paysage intellectuel de cette époque et Girard y apparaît, à côté de Sartre, de Derrida, Michel Henry et d’autres encore, comme l’une des « pointures » les plus originales ; l’autodidacte René Girard, en marge des milieux académiques français, fut doué d’un talent de dialogue avec la pensée de ses illustres contemporains et d’un génial esprit d’analyse et de synthèse.
Malgré les mérites remarquables de l’ouvrage, je m’aventure à formuler de petits bémols. Les livres lourds et épais sont, il semble, dans le vent, si l’on peut dire : celui-ci en est un bel exemple. Peu commode à manipuler et, pour qui aime consulter les notes, nombreuses, peu commode à lire. Si la prolixité du propos permet une exposition détaillée de faits de nature diverse, la différence entre des faits majeurs et d’autres mineurs n’apparaît pas toujours ; on a l’impression parfois que tout est occasion de digression savante ou culturelle. On retrouve dans le livre de Chantre ce qui peut agacer quand on écoute l’auteur à l’oral : l’impression de participer à un club d’érudition où l’on parle autant de l’autre que de soi. Le tombeau dressé à Girard est peut-être un peu trop clinquant. Cela dit, Benoît Chantre ayant beaucoup fréquenté les époux Girard et accompagné l’auteur de La Violence et le sacré sur la dernière période de sa vie, on peut donc supposer qu’il est le mieux placé pour en parler avec pertinence ; peut-être même en est-il une espèce d’héritier, le plus habilité à retracer la vie du maître et à transmettre la généalogie de la pensée de celui qui a révélé la nature foncièrement mimétique du désir.