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Stéphane Barsacq : hériter et transmettre 

Fils du sculpteur Goudji et petit-fils du dramaturge André Barsacq, journaliste, grand reporter, éditeur, écrivain, Stéphane Barsacq s’est imposé comme un incontournable passeur du flambeau de la culture occidentale. Entretien réalisé par Damien Top.

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Stéphane Barsacq : hériter et transmettre 

Votre enfance à Moscou a-t-elle été déterminante dans votre orientation artistique ?

Mon enfance a été porteuse pour des raisons qu’il m’est sans doute difficile d’apprécier : j’ai grandi entre plusieurs langues. La langue russe parlée à la maison est musicale, comme on le sait. Très tôt, j’ai donc entendu plusieurs registres, avec des intonations différentes, des phrasés aux intentions marquées selon qu’on parlait autour de moi en russe ou en français. Par ailleurs, ma famille, pour rester sur le plan de la musique, avait des liens avec nombre de musiciens. Si je pense à mon aïeul Léon Bakst, celui-ci a travaillé de concert avec les compositeurs à la création d’œuvres de Debussy, Ravel ou Satie. Mon grand-père, quant à lui, a travaillé avec Stravinsky, Poulenc et Milhaud, et l’un des premiers, il a lancé… Higelin ! Pour ce qui est de ma mère, elle a été marquée par son amitié avec le grand pianiste Samson François qu’elle a conduit à travers l’URSS lors de la grande tournée de celui-ci en 1966. C’est assez dire si ces personnes, leur art, leur souvenir ont accompagné mon enfance, au gré d’écoutes de disques ou d’anecdotes. Je ne pouvais mesurer quelle chance était la mienne.

Quelle place la musique occupe-t-elle dans votre vie ?

J’ai travaillé deux ans le violoncelle, sans le moindre talent. Sans doute étais-je déjà trop âgé pour faire de vrais progrès. J’ai également chanté dans une manécanterie à Montmartre. Mon admiration pour les musiciens et ceux qui jouent, même à titre amateur, n’en a été que renforcée. Sans doute est-ce la félicité suprême, ou du moins est-ce ainsi que je l’imagine, que de pouvoir s’abandonner à d’autres dimensions que celles que régit le logos. Il n’empêche : la musique a toujours été, par l’écoute, dans ma vie et au cœur de celle-ci, comme un horizon. Je n’ai jamais manqué d’aller aux concerts depuis l’adolescence, quelle que soit la place attribuée, de l’orchestre au poulailler où j’ai même assisté à des opéras sans rien y voir. Ainsi ai-je pu assister à des soirées mémorables avec Sviatoslav Richter, Gustav Leonhardt, Nikolaus Harnoncourt ou Cécilia Bartoli. Un exemple encore : alors qu’il fait figure aujourd’hui de vétéran, je me souviens du premier concert parisien au Musée Grévin d’Andreas Scholl ! Parmi mes admirations de toujours, il y avait aussi Ivo Pogorelich, dont je n’ai manqué aucun concert depuis 1987, – et qui m’a profondément influencé par son art.

Quels interprètes font partie de vos relations ?

Avec les années, je suis devenu écrivain, mais auparavant, j’ai été journaliste. Cela m’a offert la possibilité, en parallèle à mes reportages, de rencontrer de nombreux musiciens, dont certains sont devenus des amis. Je considère comme un privilège d’avoir pu discuter avec Evgeny Kissin, Arcadi Volodos, Gil Shaham, Maxim Vengerov, Vadim Repin, et d’autres. Je voyais des musiciens de mon âge, à quelques années près, qui m’éblouissaient par leur talent. Parmi eux, j’ai aussi fait une rencontre décisive dans ma vie, à savoir celle de la pianiste Hélène Grimaud. J’ai pour elle une admiration sans borne. Des années plus tard, nous sommes toujours en lien régulier, et je tiens cette amitié pour une bénédiction. Hélène Grimaud est l’exemple d’une personne qui a saisi son destin au point de forcer l’impossible : elle a démontré que tout ce qu’on lui opposait pouvait être soufflé avec éclat. Jamais je n’avais vu quelqu’un d’aussi libre, et dont le talent était le ressort de la liberté. Pour moi, je dois à Hélène Grimaud, qui l’a d’ailleurs préfacé, d’avoir écrit mon livre sur Johannes Brahms.

Et en tant qu’écrivain, comment ressentez-vous ce lien avec la musique ? Peut-on comprendre la musique à travers les mots ?

La musique est notre alternative au langage. Sans doute traverse-t-elle les mots et les surplombe-t-elle, sans les annihiler pour autant. Rousseau, comme Platon, pensait que la musique précédait le langage, alors que la conception ordinaire dirait, à tort, le contraire. La musique ne se confond pas avec le langage, comme la poésie avec la prose. Sans doute sont-elles la noblesse de l’être humain, car si le Verbe nous définit, la musique postule notre au-delà. Grâce au rythme, à la mélodie et à l’harmonie s’ouvrent, verticalement, toutes nos dimensions, charnelles et spirituelles, au point de nous faire convertir nos vertiges en extases. Récemment encore, j’ai été frappé par un clip sur internet où l’auteur fait défiler des images du cosmos sur la voix du chantre grec Théodore Vassilikos. Interprétant un air immémorial, avec sa seule voix, cet homme donne l’impression d’être le cosmos lui-même.

Percevez-vous une musique particulière dans les textes des grands écrivains et poètes ?

Oui. Le style est la musique de la pensée. Cela n’a rien de commun avec le formalisme, ou ce que l’on appelle les trucs, dont les mauvais écrivains débordent en croyant être originaux. Un Proust peut écrire, selon les pages, ou bien ou mal, mais il le fait toujours, en ajustant son propos et sa phrase : c’est la musique d’une pensée qui se déploie par-delà tout procédé. Nul doute que les grands écrivains français sont autant des musiciens que des poètes et des prosateurs. Quelle langue plus belle que celle de Pascal ? Ou de La Fontaine ? Ou de Racine ? Voltaire écrit avec la prestesse qu’on retrouve chez Mozart, comme Baudelaire anticipe Debussy, qui l’a d’ailleurs mis en musique et médité. Même André Breton, pourtant rétif à la musique, selon ses dires, écoutait du chant grégorien sans s’en vanter pour sa rythmique. Oui la musique des sons est une pensée, – comme la musique de la pensée peut être musicale.

Avez-vous en projet une autre biographie de compositeur ? Un roman où la musique tiendrait un rôle ?

J’ai écrit un roman intitulé Le piano dans l’éducation des jeunes filles, où j’ai cherché, à travers la métaphore de la musique, à dire l’harmonie recherchée dans la quête amoureuse. Se faisant, j’ai voulu écrire un roman qui parle de musique, en transposant l’impossibilité de le faire, en une possibilité infinie, par la ramifications de voix venues de tous les personnages. Parmi mes projets, je rêve toujours d’écrire la biographie du chanteur anglais Alfred Deller. Cet homme, mort en 1979, me semble d’une importance considérable : on sait à quel point il a révolutionné son temps, mais l’essentiel est ailleurs : il fait entendre, dans sa voix, la musique des sphères, il répond, note pour note, au vœu de Shakespeare qu’il a ressuscité.

Dans Mystica, vous recherchez Dieu dans la littérature. Peut-on le chercher aussi dans la musique ?

La question du divin est au cœur de la musique. Dans Météores, le livre qui suit Mystica, j’ai fait de Bach une des références constantes, un des points autour duquel s’articulent des contre-points. Comme me l’avait dit le chef italien Rinaldo Alessandrini : à la fin de nos vies, si un regret vient nous hanter, et un seul, ce sera celui de ne pas avoir assez écouté Bach.

Avez-vous l’impression comme Cioran que grâce à la musique « l’univers n’est pas raté » ?

Un univers qui comprend Cioran ne peut être raté. A fortiori s’il contient des musiciens. Henry Purcell ou Paul McCartney, son lointain descendant, offrent des ouvertures sur la joie. Faisons l’expérience : les Leçons de Ténèbres de Couperin par Deller authentifient la vie.

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