Ariane Bilheran étudie le totalitarisme sous l’angle des processus psychiques conduisant à l’idéologie totalitaire et au fanatisme de masse qui soutient cette dérive.
Tâche nécessaire, à l’aune des phénomènes de mondialisation que nous vivons actuellement et dont certains processus doivent nous inquiéter, tant leurs formes ne sont pas étrangères aux mécanismes des totalitarismes étudiés. Si, comme le définit Hannah Arendt, le totalitarisme est l’ambition de la domination totale, le postulat de base suppose ainsi une idéologie et des masses pour y adhérer, car sans adhésion consciente ou inconsciente, l’idéologie perd le terreau sur lequel s’enraciner et se propager.
Ariane Bilheran, par son expérience clinique associée aux fruits de ses réflexions et de celles des grands spécialistes en la matière, met en avant la notion d’aliénation mentale. L’idéologie, en tant que mur porteur du totalitarisme, est, par nature, incohérente, sans lien avec l’expérience vécue, dénuée de toute vérité, fonctionne par la peur et l’injonction paradoxale, et, par le choc traumatique qu’elle crée sur les individus, entraîne selon les cas, soit le déni, soit la sidération, soit l’activisme par crainte de l’exclusion. L’histoire récente nous a montré des cas de totalitarismes violents. L’histoire actuelle dessine un totalitarisme rampant et invisible, faisant le lit de méthodes de plus en plus agressives, provenant de sources variées, et prenant des formes différentes selon les pays, d’où une perception brouillée d’un mal difficilement identifiable.
Tortures intellectuelles et injonctions paradoxales
Or, les dérives totalitaires, nous indique Ariane Bilheran, portent en elles divers aspects aisément identifiables comme notamment un rapport pathologique à la langue (inversion du sens des mots, dissociation du réel et de la pensée, absence de logique, déni de la réalité, réécriture de l’histoire) et une vision prophétique qui viendrait, tel un pansement, apporter une solution aux problèmes qu’elle a elle-même engendrés. C’est ainsi que l’individu, face à une vision masochiste, et une mise en œuvre perverse, en vient à perdre tous ses repères et, mis dans l’impossibilité de les analyser, n’a pas d’autres choix que d’épouser ce délire paranoïaque. Face à ce déni collectif, le critère de vérité devient le critère du plus grand nombre, et l’idéologie totalitaire s’installe.
Il faut en effet une force psychique hors du commun pour parvenir à garder un raisonnement sain dans un monde qui devient fou, confronté alors à ses plus grandes angoisses : celle de la perte, celle de la mort et celle du morcellement du lien social. C’est ainsi qu’un régime totalitaire, ou ses dérives, n’est autre que le bal des troubles narcissiques qui entraînent la complicité des masses, et il ne faut pas être dupe qu’une véritable inconscience du mal est à l’œuvre pour beaucoup dans la population.
Tortures intellectuelles et injonctions paradoxales créent des troubles psychosociaux à grande échelle, et c’est ce qui rend très intéressant ce livre d’Ariane Bilheran, que de les analyser et de nous les faire comprendre. Alors que faire ? Il est quasiment impossible de descendre d’un train lancé à grande vitesse. En revanche, nous dit l’auteur, nous avons la faculté de faire le choix d’une vie héroïque, corps et âme, fondée sur la dignité de l’homme, la vérité, la charité, le beau, l’amitié, l’art. « Le sort du présent parait scellé, mais le futur sera le fruit des graines que nous semons désormais. » Un livre essentiel d’un auteur remarquable.
Ariane Bilheran, Psychopathologie du totalitarisme. Guy Trédaniel, 2023, 314 p., 22,90€