Nous allons au pas de course vers une civilisation de sourds et muets. Les signes se multiplient.
On peut par exemple joindre les deux pouces et les deux index pour figurer un cœur écrasé, cela signifie : « Je t’aime. » On peut dresser un pouce pour dire : « Bravo ! », « Super ! » et des tas d’autres bonnes choses. On peut dresser un majeur hargneux, cela veut dire des choses moins aimables. On peut placer les deux paumes face à son interlocuteur, non pas pour lui dire : « Halte là ! », mais pour produire un semblant de miroir et ainsi faire entendre à son interlocuteur qu’on lui renvoie ce qu’il vient de dire, son compliment et, dans les méchants cas, son injure. On le voit : les signes évitent d’employer des mots. Trop de mots impliquent des nuances, les mots sont chichiteux.
On dit communément que les gens ne lisent plus. Ils ne lisent plus de livres, mais ils lisent leurs smartphones. Beaucoup de dentistes, de coiffeurs, ont supprimé dans leurs salles d’attente les revues qui étaient destinées à occuper l’impatient. En effet, dans ces salles d’attente, ceux qui vont se faire couper les cheveux ou arracher des dents pianotent furieusement leurs smartphones pour apaiser leur angoisse. Mais que lisent-ils sur ces smartphones, ces téléphones intelligents ? Des messages ultra brefs, clos, quand ils sont clos, par des « Salut ! » ou « Ciao ! » ou « Cdt » qui remplacent avantageusement des lettres qu’il fallait écrire les plus longues possibles sous peine de froisser son correspondant par trop de concision et qu’on terminait par des formules insincères du type : « Veuillez agréer, Excellence, l’expression de mes sentiments aplatis. » Vous voyez : maintenant, plus de chichis. Au fait, nos angoissés, lisent-ils des mots sur leurs téléphones intelligents ? Ils lisent des émojis, qui ressemblent, en plus colorés, aux signes manuels décrits plus haut.
On nous a montré une réunion de famille où il s’agissait de célébrer l’octogénariat de la grand-mère. Les trente enfants, petits-enfants et arrière-petits enfants de l’honorée étaient rivés sur leurs smartphones, tous sourds et muets, le silence était parfait. Seule la grand-mère, au milieu de ce monde, n’avait pas en main ce petit outil et paraissait solitaire et désemparée. On aurait pu croire qu’elle était une résistante, une réactionnaire, un soutien attardé du livre (ou plutôt une soutienne, c’est une femme après tout) ; elle ne savait peut-être pas tout simplement se servir de cet appareil. Quand on devient vieux, on devient bête.