Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Musicologue et productrice à France-Musique, Corinne Schneider nous montre comment les compositeurs occidentaux se sont, par le voyage, « confrontés à la réalité des cinq Continents ».
Un avant-propos alléchant circonscrit le sujet « aux musiciens-voyageurs dont la vie a été marquée par des déplacements » et qui consignèrent leur expérience dans des œuvres-témoins. Le développement examine leurs desseins, les modes de transport, et la musique du grand large. Il n’en faut pas plus pour larguer les amarres : « les voyages sont inscrits au cœur même de la vie musicale ». Entreprise titanesque que de condenser une partie de l’histoire de la musique occidentale en un livre de petit format ! L’auteur structure élégamment une matière foisonnante et apporte une judicieuse sélection d’anecdotes et citations puisées dans les journaux intimes, les correspondances et les entretiens. Aussi ne lui tiendra-t-on pas rigueur de minimes erreurs factuelles émaillant son récit, que le spécialiste épinglera mais qui n’entravent en rien le plaisir de la lecture. Incontournable archétype, l’Odyssée sous-tend l’ensemble des expériences rapportées ici.
Une première motivation est la recherche d’une formation auprès de maîtres prestigieux. Les capacités locomotrices de Bach se rendant pedibus cum jambis jusqu’à Lübeck pour écouter Buxtehude sont célèbres. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les apprentis Schütz, Froberger, Haendel, Zelenka, Gluck empruntèrent les chemins de l’Italie. Au siècle suivant, les conservatoires de Paris, Berlin ou Leipzig s’érigèrent en phares d’attraction avant que la jeune génération d’outre-Atlantique ne débarque en France étudier auprès de Nadia Boulanger ou d’Olivier Messiaen.
La quête d’un poste, d’une protection princière, incitaient à l’expatriation : Obrecht s’installa à Ferrare, Caldara travailla à la cour d’Espagne puis en Autriche, Piccinni franchit les Alpes afin d’enseigner le chant à Marie-Antoinette. Au XIXe siècle, les musiciens s’affranchirent des mécènes grâce aux institutions. Reicha professa au Conservatoire de Paris et Dvořák à New-York.
Les interprètes ne voyageaient pas moins que les compositeurs : Clémenti, John Field, Henri Herz, Paganini ou Berlioz furent de vrais globe-trotters. Thalberg parcourut l’Europe, le Brésil et l’Argentine. Et Liszt poussa jusqu’en Ukraine et en Turquie. À partir du XXe siècle, le rythme s’amplifia. Alexandre Tansman traduisit ses impressions en un Tour du monde miniature.
Initiés en Angleterre dès 1720, les festivals favorisant les rencontres essaimèrent en Allemagne. Le Bühnenfestpiel de Bayreuth s’érigea en lieu de pèlerinage wagnérien à partir de 1876 et les Proms de Londres apparurent en 1895. Les expositions universelles encouragèrent pareillement les échanges culturels. À Paris, la musique russe fut mise à l’honneur en 1878 et les traditions extra-européennes révélées en 1889. Les débuts de l’ethnomusicologie jetèrent les collecteurs sur des chemins plus agrestes : Canteloube sillonna l’Auvergne, Kodaly et Bartók la Hongrie, John Lomax les États-Unis, Vaughan Williams l’Écosse, Florentz l’Afrique, etc.
Corine Schneider souligne l’importance de la villégiature et du thermalisme dans l’inspiration des artistes. Ainsi l’attrait exercé par les Alpes suisses où se réfugièrent Wagner, Stravinski ou Rachmaninov. (Rectifions un détail : les Variations sur un thème de Corelli de ce dernier ne furent pas composées à Hertenstein en Suisse mais bien en France, à Clairefontaine, en forêt de Fontainebleau). Berlioz, quant à lui, préférait Plombières, cité thermale vosgienne mise à la mode par Napoléon III, Gounod séjournait à Spa, Mahler s’isolait à Maiernigg en Carinthie, Chabrier et Tchaïkovski à Vichy tandis que Saint-Saëns se réchauffait à Alger.
L’évolution des transports joua un rôle insoupçonné. Si Gottschalk préférait voyager à cheval à Cuba, Gounod se rendit à la Villa Médicis en voiturin tiré par deux chevaux et Berlioz fut bringuebalé dans un traineau de fer lors de son périple en Russie. Wagner essuya ouragan et tempête en traversant la Baltique, malaventure qu’il transcrivit dans Le Vaisseau fantôme. Le chemin de fer, symbole du progrès industriel, suscita une flopée d’œuvres signées Alkan, Ives, d’Indy, Villa-Lobos, Steve Reich,… Pacific 231 d’Honegger demeurant la plus connue. Et Gershwin de confier : « J’étais dans le train, avec son rythme d’acier, son bruit cliquetant si stimulant pour le compositeur […] lorsque j’entendis soudain, je la vis même sur le papier, toute la structure de la Rhapsody du début jusqu’à la fin. » L’avion est brièvement évoqué. Les partiels du spectre sonore des moteurs aériens perçus par Stockhausen modifièrent sa conception du temps musical et furent à l’origine de Carré, vaste symphonie chorale. Nous pourrions y ajouter Les ailes du rêve de Claude Guillon, sans doute la première partition orchestrale inspirée d’une ballade en aéroplane.
Inspiratrice privilégiée, la mer n’a cessé d’être célébrée en musique. Corinne Schneider concentre son propos sur des compositeurs qui embrassèrent la carrière maritime avant de se consacrer à l’art des sons : Rimski-Korsakov, Jean Cras, Antoine Mariotte et Albert Roussel. Quelques fantaisies surprennent : pourquoi inventer la mort d’un marin lors de l’expédition de la canonnière Styx en Cochinchine ? Dans le triptyque Évocations, le chant de fakir que Roussel recueillit à Bénarès n’est pas confié à la flûte mais énoncé par le baryton solo, etc. Quoi qu’il en soit, nos explorateurs de civilisations lointaines, confrontés à de nouvelles visions du monde, enrichirent leur palette créatrice par acculturation.
Le dernier chapitre sélectionne 80 titres classés par aires continentales et agrémentés d’une notice explicative. S’y décèlent naturellement les goûts de l’auteur accordant une place majoritaire aux incontournables du répertoire germanique mais attirant aussi notre attention sur des pièces à découvrir d’Eugène Guimet (le fondateur du musée), Henry Cowell, Claude Vivier et Colin McPhee.
Ce qui apparaît plus que curieux dans ce kaléidoscope chatoyant, c’est l’absolu sexisme de l’ouvrage : les femmes en sont totalement absentes. Faut-il en déduire qu’elles ne voyagent pas ? Et les tournées d’Olga de Janina (le « Liszt féminin »), Marie Jaëll ou Blanche Selva ? Que les horizons lointains ne les inspirent guère ? Quid de Saïs de Marguerite Olagnier, de la Symphonie de la Mer de Rita Strohl, de La ligne d’ombre d’Edith Canat de Chizy ? La gent féminine démériterait-elle au point de ne pouvoir figurer dans ce palmarès ? Cette occultation laisse perplexe…
A l’instar d’Ulysse, « les musiciens rentrant de voyage n’étaient désormais plus les mêmes que ceux qui étaient partis. » Corinne Schneider conclut à juste titre que « l’expérience intime et spirituelle du voyage s’inscrit en profondeur dans leur imaginaire et dans la musique qu’ils inventent », opérant une salutaire « prise de conscience de l’altérité ». Quelle meilleure incitation à l’aventure ?
Corinne Schneider, La Musique des voyages, 231 p., Fayard/Mirare, 15 €.