Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Paul Valéry pensait que « le chef-d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite dont la pareille ne se trouve nulle part. » Les éditions des Belles Lettres se sont associées avec les éditions de Fallois pour publier une œuvre posthume de Marc Fumaroli, Dans ma bibliothèque – La guerre et la paix, qui donne un bon exemple de cette prose.
Le préfacier met d’ailleurs le livre en parallèle avec les Regards sur le monde actuel de Valéry. On nous prévient cependant que Marc Fumaroli n’a pas eu le temps de mettre la dernière main à cette œuvre ultime, soutenant que cela donne une allure à la Montaigne, hasardeusement, car Montaigne n’a pas de telles redites.
On se convainc d’autant plus que Marc Fumaroli, spécialiste de rhétorique classique, n’aurait pas publié son œuvre en l’état, à voir que, s’il donne en plusieurs passages la clé de construction, il n’a pas eu le loisir de parfaire l’ensemble en fonction de cette clé, qui est la théorie aristotélicienne des lieux. Les lieux sont des expressions qui organisent la pensée, et puisqu’ils le font d’une manière propre à chaque civilisation, ils permettent de mieux comprendre ce qui caractérise chacune. Un de ces lieux est l’expression « guerre et paix », que Marc Fumaroli a choisie pour cœur de sa réflexion, entendant montrer, en s’attachant aux œuvres littéraires et aux courants artistiques, que la civilisation occidentale s’est développée selon l’importance relative prise par la guerre ou par la paix. Homère avec son Iliade serait le poète fondateur ; Tolstoï avec Guerre et paix en serait une des dernières expressions, suivi par un autre russe, Vassili Grossman, dont le vaste roman, Vie et destin, est centré sur la bataille de Stalingrad. Dans l’entre-deux français, le Télémaque de Fénelon est proposé comme un axe autour duquel on peut creuser le thème, ce qui en fait une source d’analyses éclairantes.
Le principe d’efficacité d’un lieu aristotélicien est qu’il pose un thème réversible, aux multiples variations. Ainsi, on peut passer de la guerre à la paix et réciproquement, puis observer que la guerre peut être juste, injuste, totale, etc., la paix, armée, menteuse, etc. Si Marc Fumaroli constate qu’un roi de guerre comme Louis XIV est suivi d’un roi de paix comme Louis XV, lui-même suivi par un nouveau cycle guerrier, fait d’épisodes divers (guerre d’Amérique, guerres révolutionnaires, napoléoniennes), de telles affirmations ne sont que des artifices rhétoriques pour proposer des analyses éclairantes, offrir de nouveaux points-de-vue sur des événements historiques où les certitudes sont rares, où le plus souvent on ne peut se fonder que sur des faits probables. À preuve, l’auteur reconnaît ailleurs que Louis XIV ne fut pas qu’un roi guerrier, et que si Télémaque chante la paix, on y montre aussi que la guerre est souvent nécessaire, qu’il faut la préparer en temps de paix, qu’on ne peut échapper à ce mouvement dialectique entre la guerre et la paix. La paix entraîne l’amollissement des mœurs, qui condamne tôt ou tard à de nouvelles aventures guerrières, ne serait-ce que par une sorte de fatigue des hommes, qui s’ennuient dans la paix, ennui analysé en des pages magnifiques.
On ne se trouve pas fort éloigné des analyses de Valéry, lequel montrait que l’histoire est une construction parfois bien dangereuse de la poésie, au sens le plus fort, comme Aristote le soutient dans sa Poétique. La poésie, c’est fondamentalement l’art de percevoir ce qui pourrait arriver, ce qui vient. C’est ce que fait Marc Fumaroli, découvrant au fil des œuvres et de l’histoire de l’Occident depuis Homère une véritable « inversion des lieux communs », dans le fait que la guerre héroïque du poème homérique est devenue une guerre de massacres sauvages comme dans l’abominable bataille de Stalingrad : « l’aristocratie guerrière n’a disparu que pour céder la place à une démocratie de soldats-citoyens. Les guerres de succession dynastique ont disparu : elles sont remplacées par des guerres autrement poignantes de nation à nation, civils et militaires compris. […] La violence bouscula les barrières de la tradition. » Le plus grave étant la complicité consentante des foules, aujourd’hui de plus en plus décérébrées. On en vient en effet à se délecter des horreurs, le « devoir de mémoire » se fait complice de la déshumanisation : « Cette remémoration croissante de crimes de guerre […] est relayée heure après heure par les images de l’endémique violence contemporaine de l’information, de la publicité, et en général des industries du divertissement de masse […] Dès la petite enfance, l’imagination se familiarise avec le meurtre, la violence, le chaos, le scandale, et se dégoûte de l’expérience et de la représentation des travaux et des loisirs de la paix. » Parallèlement, l’art dit contemporain corrompt la vocation de l’art authentique « à la beauté » au moyen d’un usage « idéologique et mensonger » de ses œuvres prétendues, usage promu, diffusé par « les propagandistes de l’américanisme, par le marché de la ploutocratie mondiale et par les publicitaires des loisirs. » Méditant sur l’épopée de Vassili Grossman, Marc Fumaroli conclut : « La ville [de Stalingrad] a conservé son nom maudit ; elle reste à jamais le symbole des crises de folie et de férocité dont sont susceptibles l’humanité moderne et ses Prométhées. »
La vision de Marc Fumaroli est autrement inquiétante que celle de Valéry. Les Regards sur le monde actuel proposaient malgré tout des perspectives un peu plus encourageantes, l’auteur invitant à chercher comment renouveler la France, dont les richesses lui semblaient toujours prodigieuses. Il voyait des ressources dans son peuple, dont la main a créé plus de merveilles que partout ailleurs, dans ses institutions, dont l’Académie française, qu’il considérait comme une arche de salut pour la plus haute culture contre « le désordre universel, qui est comme la grande œuvre du monde moderne », fruit pourri d’une politique dégénérée, laquelle falsifie « toutes les valeurs de l’esprit » pour obéir à un seul objet : « la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ». Malgré ces constats accablants, il invitait au courage, au refus du désespoir, mû par cette idée profonde que « prévoir, c’est se tromper », que l’essentiel reste dans la volonté de vivre l’aventure de sa vie : comme le dit la dernière strophe de son admirable poème, Le cimetière marin, « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »
Contrairement à Marc Fumaroli qui fait mine de l’ignorer, Paul Valéry restait curieux du monde, il invitait à découvrir les richesses des cultures que nous négligeons, comme celles de la Méditerranée, qui « a été une véritable machine à fabriquer de la civilisation », et le restait encore à ses yeux. Ainsi invitait-il à admirer les prodiges de l’art musulman, de cet « Orient de l’esprit » qui inventa l’arabesque en « accordant merveilleusement la rigueur mathématique à celle des préceptes de l’Islam », afin de couvrir l’espace libre du mur, « ce désert, d’une végétation formelle qui ne ressemble à rien » ; il se passionnait pour les musiques d’ailleurs, cherchant des rythmes nouveaux ; contemporain de la découverte de « l’art nègre », il voulait que nous regardions le monde et l’écoutions.
Marc Fumaroli, qui parle tant, et si bien, des arts plastiques, n’a pas un mot sur la musique. Paul Valéry en était habité, lui qui fut un poète finement musicien. Il a toujours gardé un sens aigu de la langue, dans laquelle il devinait des ressources rythmiques fascinantes, des sources de renouvellement sonore inépuisables, des énergies musicales fécondantes. Certes, il contraignit ses émotions, mais quelle merveilleuse sensibilité à l’intelligence, à l’esprit qui habite dans la langue, et qui l’habite si souvent en musicien ! Quel goût et quelle confiance aussi dans le travail ! celui de la main qui œuvre, et celui de l’esprit qui écoute, pour ensuite chanter, et enchanter, les deux étant pour lui indissociables, comme ils l’étaient pour Ronsard.
Regards sur le monde actuel est plus accompli, plus serein aussi que Dans ma bibliothèque, mais les deux œuvres méritent la même attention des lecteurs vigoureux, cette indispensable communauté des amateurs qui permettent la littérature, qui sauvent la culture, qui gardent la civilisation en siégeant souverainement dans leurs librairies, pour employer le mot de Montaigne, le maître toujours inégalé.
Illustration : Valéry, malgré 14-18, croyait encore en la France et était curieux du monde. Fumaroli a écrit dans un monde dévasté, déshumanisé et enlaidi. Sa lucidité ne l’a pas rendu serein.
Dans ma bibliothèque – La guerre et la paix, Marc Fumaroli, Les Belles Lettres, 2021, 468 p., 23,50 €.