Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Alors que le droit au désaccord est l’essence même de la démocratie, de modernes Diafoirus diagnostiquent chaque jour, chez des malades qui s’ignorent, une nouvelle et honteuse phobie, rapidement élevée au rang de syphilis de l’esprit.
Ceux qui ont vu Le bon, la brute et le truand, véritable archétype du western spaghetti, se souviennent sans doute de la scène au cours de laquelle Blondin pointe son arme sur un Tuco incrédule et dit, en lui jetant une pelle : « Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses. » Ce regard binaire porté sur une réalité donnée, que Sergio Leone a conçu comme un trait d’humour, est un fil rouge qui traverse tout le film, les « catégories » variant seulement au gré des situations dans lesquelles les personnages se trouvent placés.
Tout le monde s’accorde à le reconnaître, Sergio Leone était un cinéaste de grand talent ; mais on ignore, en revanche, qu’il possédait aussi le don de prédire l’avenir. Car en effet, tout se passe comme s’il avait pressenti, dès 1966 (année de sortie du film) que les sociétés occidentales allaient inéluctablement décréter l’abolition des nuances et ceci sur tous les sujets ou presque. Vous doutez de cette affirmation ? Je l’étaye pour vous en convaincre.
Si, par exemple, le mariage pour tous ou la PMA pour toutes ne vous enthousiasme pas outre mesure, sans cependant que vous vouliez le moindre mal à ceux dont la pente n’est pas celle de la majorité écrasante des homo sapiens sapiens, vous voici homophobe ce qui, dans le sabir contemporain, signifie que vous détestez les homosexuels. Item si vous ne frémissez pas d’aise à l’idée qu’un homme puisse, selon son caprice, se décréter femme (ou inversement). Dans ce cas, vous voici transphobe et méditant les pires atrocités à l’endroit de ceux qui sont atteints de cette lubie postmoderne même si, d’un naturel affable et pacifique, vous ne toucheriez pas un de leurs cheveux ou l’un des ajouts dont les dotent à prix d’émir (mais aux frais de la collectivité) des Prométhées du bistouri que les états d’âme ou les questions philosophiques ne tourmentent pas à l’excès, pourvu qu’un sac d’écus se trouve à la clé. Item, encore, si les manifestations les plus visibles d’un islam politique militant vous agacent ou, simplement, vous inquiètent et suscitent chez-vous, à tort ou à raison, l’angoisse de la submersion culturelle. En un tournemain, et sans en pouvoir mais, vous rejoignez la cohorte honnie des islamophobes, de ceux qui voudraient voir disparaître en bloc tous les zélateurs d’Allah, fussent-ils doux comme l’agneau qui vient de naître, autant dire le camp des nazis qui s’ignorent.
L’accusation de phobie ne laisse aucune place aux demi-mesures : qui n’est pas « phile » est « phobe », et le phobe mérite à peine de vivre, du moins si sa crainte ou ses doutes (qu’on affublera du nom de « haine », sans trop s’embarrasser de distinguer le véritable haineux, prêt à faire le coup de poing, du circonspect, soucieux de défendre ses valeurs en s’appuyant sur la raison) portent sur ce qu’on lui enjoint d’aimer sans réserves. Ainsi valeurs progressistes ne tolèrent-elles qu’une adhésion sans réserve, cependant qu’il n’est pas interdit d’être arachnophobe ou claustrophobe, car ces phobies-là n’ont pas trait à ce par quoi les « élites » modèlent la société, comme le sculpteur donne vie à la pierre, c’est-à-dire sans se soucier de ce qu’elle pense.
Pour mieux mettre en relief le redoutable piège sémantique que recouvre l’accusation de phobie appliquée à certains sujets soigneusement sélectionnés, laissez-moi vous conter l’histoire de deux compères, qui vivaient dans la Grèce antique, et avaient des caractères diamétralement opposés. L’un, se nommait Phile et l’autre Phobe.
Amoureux dans l’âme, Phile s’intéressait à tout. Dès qu’un sujet ou une personne l’attirait, une irrépressible passion s’emparait de lui. Toute objection, toute remarque, tout commencement de critique sur l’objet de sa flamme était vain. Phile ne connaissait que la dévotion, par nature sourde aux reproches. Ses contemporains en vinrent à utiliser son nom pour désigner tout amour inconditionnel. C’est ainsi, par exemple, que les passionnés de colombes devinrent colombophiles.
Phobe, lui, était tout le contraire. Un rien l’effrayait, le plus souvent sans raison. Et cette peur, démesurée, irrationnelle, semblait incontrôlable ; il était terrorisé par nature. C’est pourquoi ses compatriotes trouvèrent amusant de dénommer « phobie » toute peur irraisonnée. Et dès cet instant, ceux qui fuyaient les colombes en tremblant devinrent colombophobes.
En ces temps très anciens, tous savaient encore qu’entre l’amour inconditionnel et la peur instinctive il existe une multitude de nuances : des amours plus ou moins tièdes, des frayeurs plus ou moins intenses. L’indifférence aussi et puis, bien entendu, la haine. Phobe, lui, n’était nullement haineux, mais seulement craintif. Qu’y pouvait-il, le pauvre ? Cela venait des tripes.
Les siècles ont passé. Phile et Phobe sont depuis longtemps retournés à la poussière et la Grèce antique s’est effacée pour céder le pas à un pays un peu folklorique qui, depuis quelques années, taquine la déesse Europe, celle-là même que Zeus enleva en prenant l’aspect d’un taureau. Leurs noms ont cependant survécu comme suffixes figurez-vous. Où va se nicher la postérité ?
Quelle joie ce dut-être, pour eux, tandis qu’ils jouissaient du bonheur des Champs Élysées (car ils étaient vertueux), de savoir que leurs noms survivaient et contribuaient à l’intelligibilité du monde ! Les malheureux ! comment pouvaient-ils se douter (car même les morts n’ont par la préscience) qu’un jour viendrait ou ils seraient associés à la pire tyrannie, celle qui s’exerce par les mots pour dominer les esprits, celle qui interdit de penser autrement qu’en termes binaires.
D’abord, si le suffixe tiré du nom de Phile demeura l’indice d’une passion dévorante, celui qui dérivait du nom de Phobe cessa, en certaines occasions, d’être l’expression d’une peur irraisonnée pour devenir celle d’une haine hyrcanienne. Du moins en va-t-il ainsi pour tout de ce qu’il est imposé de penser : qui n’est pas Phile est phobe. Car voici la suprême duperie : changer le sens des mots par quelque habile glissement sémantique est une chose, mais réduire la pensée aux seuls mots autorisés en est une autre.
Du temps de la splendeur des Grecs, et longtemps encore après que leur civilisation se fut effondrée, Phile et Phobe étaient sur un bateau en compagnie de l’indifférence, de la tiédeur, de l’hostilité légère et de l’amour volage. Tous ces passagers sont à présent passés par-dessus bord. Entre Phile et Phobe, il n’y a plus qu’une coque vide.
Lorsque j’utilise ce mot déclara Humpty Dumpty avec un certain dédain, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifierait. Ni plus, ni moins.
– Mais le problème, dit Alice, est de savoir si on peut forcer les mots à dire des choses si différentes.
– Le problème dit Humpty Dumpty est de savoir qui sera le maître, c’est tout.[1]
[1] Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir