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Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt (et Bérénice Levet)

Une fois n’est pas coutume, cette chronique aura des airs de recension. En 2024, Bérénice Levet fit paraître Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, magistrale porte d’entrée à la pensée et à l’œuvre de l’égérie d’Heidegger.

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Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt (et Bérénice Levet)

Dans cet interrègne qui est le nôtre, recourir à des phares pour nous guider à travers l’épais brouillard nihiliste de notre étrange époque n’est pas une mince affaire. Il s’agit, plus que jamais, de se choisir des maîtres, des éducateurs, sinon des précepteurs ; non pour y trouver des pensées préconçues et prémâchées, mais bien pour recouvrer les réflexes d’une pensée autonome s’élaborant, par surcroît, en bonne compagnie – à la manière de Machiavel qui affectionnait de se retrouver, au plus profond de la nuit, dans sa bibliothèque, au milieu de ses amis, Ovide, Tacite, Virgile, Platon, etc. Nos temps sont en crise en ce qu’ils sont inamicaux à nous-mêmes ; quant à nos contemporains, reconnaissons que, pour la plupart, ils nous deviennent de plus en plus étrangers voire barbares : Arendt constatait sur un ton un tantinet désabusé que « savoir le visage du monde n’importe plus à qui que ce soit » (Entretien, 1964). Arraisonné par la Technique capitalistique, le monde devient, de jour en jour, moins familier, plus hostile, plus froid… moins humain, i. e, moins civilisé. Si Dieu est mort, tous les autres dieux ont semblablement déserté, y compris – et surtout – ceux de la philosophie : « si je ne peux étudier la philosophie, je suis pour ainsi dire perdue » déclarait Arendt en 1973. À cette aune, notre déréliction semble consommée. Toute pensée s’acheminant par des mots, quand ceux-ci, en retour, nourrissent et élargissent les horizons de celle-là, autant dire que la langue et la pensée sont devenues orphelines à notre contemporanéité hypermoderne – l’anthropologue Marc Augé parlait, lui, de « surmodernité ». Parce que nous ne savons plus nous étonner de rien (le « thaumasein » des Antiques), les mots, eux-mêmes, paraissent s’être dépouillés de leur utilité autre que mécaniquement, prosaïquement communicationnelle. À preuve, les grands auteurs, ces « classiques » dont les mots, syntagmes et syntaxes nous sont devenus sourds, ne sont plus transmis. Ne nous habitant plus, nous ne pouvons plus leur demander de projeter leur lumière sur le phénomène humain. Ainsi, le rire libérateur – i.e. nous allégeant, temporairement, de nos plus lourds secrets – n’est plus que ricanement dérisoire, superficiel. Débile. C’est dire qu’il faut naître à nouveau, non pas, comme l’enseignait Nietzsche, dans l’éternel retour d’une vie à l’identique, mais pour s’étonner chaque jour
virginalement du monde comme commencement et comme commandement.

La dictature de l’instant et du mouvement

L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de perdre le moi pour le monde, à rebours de ce qu’observait Hannah Arendt (« l’homme moderne a perdu le monde pour le moi »). Bérénice Levet précise qu’« un être qui a perdu le monde est un être incarcéré dans la prison du présent et fatalement dans celle du moi, seul refuge qui lui reste ». Le moi subjectif exhorte à ce qu’on l’admire, le contemple, l’adule, le compare. Mais il ne trouve, face à lui, que d’autres et semblables moi nantis des mêmes objurgations… et des mêmes névroses. Le narcissisme de nos modernes se caractérise par une propension maladive à l’introspection, cette exténuation de la subjectivité : « l’introspection, écrit Arendt, accomplit deux exploits : elle annihile la situation réellement existante en la dissolvant dans un état d’humeur et, dans le même temps, elle accorde à ce qui n’est que subjectif, une aura d’objectivité, une publicité, un intérêt extrême ». L’on aurait tort d’y voir une quelconque vie intérieure attendu, précisément, que « l’individu se trouve ainsi enfermé dans l’enclos de ses sensations, exposé au risque d’une déréalisation complète », souligne Bérénice Levet. L’homme moderne est un homme dévasté, pour reprendre le mot de Jean-François Mattéi, tandis qu’Arendt met en avant sa « désolation » intérieure. Loin d’être l’homme au milieu des ruines de Julius Evola, il n’est lui-même plus que ruine. Dans The Human Condition, Arendt effectue ce constat sans appel : « le premier accès de l’homme à la maturité est que l’homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers ». Le ressentiment est au fondement de tout nihilisme et, de ce fait, notre hypermodernité est fondamentalement nihiliste. L’humanité se suiciderait-elle ? Toute à son anthropologie philosophique, Arendt se demandait même si « l’émancipation, la sécularisation de l’époque moderne, qui commença par le refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un dieu père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre mère de toute créature vivante ? » C’est l’orgueil de nos modernes que de se penser hors de toute chaîne de filiation. Le passé est oublié, ringardisé, toisé, méprisé quand le futur est ignoré, voilé, redouté ; ne compte plus que le présent, la dictature de l’instant et du mouvement : surtout ne pas rester immobile et silencieux devant l’immensité des temps, mais bouger, profiter, jouir. Telle est la condition de l’homme moderne.

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