Son réalisateur, John Huston, avoua avoir connu de nombreuses difficultés lors du tournage de ce film de 1956.
Pour lui, la chose était entendue : « C’était Dieu qui s’acharnait contre moi. Dieu avait de bonnes raisons pour cela. […] Le film, comme le livre, est un blasphème, et on peut admettre que Dieu se soit défendu en déchaînant contre nous ses ouragans et ses vagues énormes ». Il ajoutait : « Je suis persuadé que mon interprétation va au plus profond de l’œuvre de Melville, mettant l’accent sur ses plus secrètes parties et ne cherchant à en éviter aucune ». Puis, livrant une interprétation personnelle de l’œuvre, il estimait que, « théologiquement, le livre est un blasphème. Achab est en guerre contre Dieu, ceci ne fait pas de doute. Il voit le masque de la baleine comme étant celui de la divinité. Il voit en la divinité un être malin et rationnel venu tourmenter les hommes et toutes les autres créatures. Et Achab est le noir champion de notre monde en lutte contre cette force omniprésente et asservissante ». Il fallait donc des géants pour tourner ce film : Orson Welles en prédicateur juché sur une chaire en proue de navire et déclamant un sermon consacré à l’histoire de Jonas ; Grégory Peck en capitaine marmoréen et halluciné d’un navire-cercueil et Huston en cinéaste habité par l’œuvre d’un quatrième géant, de la littérature celui-ci, Hermann Melville.
John Huston (1906-1987) fut l’homme des plus grands classiques du cinéma hollywoodien. Sans tous les citer, nous mentionnerons Le Faucon maltais (1941), Le Trésor de la Sierra Madre (1948), Key Largo (1948), Quand la ville dort (1950, film noir dans lequel Marilyn Monroe fera sa première apparition), La Charge victorieuse (1951, western dans lequel Audie Murphy, qui sera le soldat le plus décoré de la Seconde Guerre mondiale, incarnera une recrue quelque peu veule), Le Vent de la plaine (1960), Les Désaxés (1961, dernier rôle de Marilyn Monroe et de Clark Gable qui mourront quelque temps après), La Nuit de l’iguane (1964) ou encore, plus tardivement dans sa carrière, L’Homme qui voulait être roi (1975), magistrale adaptation du roman de Rudyard Kipling et son ultime film, Gens de Dublin (1987), tiré d’une nouvelle de James Joyce.
William Huston, le père du cinéaste, était pressenti par ce dernier pour jouer le rôle du Capitaine Achab, lorsqu’il fut surpris par la mort. Huston exploite son thème : l’inutilité (sans l’innocuité) des actions humaines. Dans Moby Dick, c’est en vain que Monsieur Starbuck, campé par Léo Genn, tente de conjurer la folie meurtrière d’Achab si peu conforme au dessein de Dieu (pourchasser une vieille baleine mue par l’instinct, totalement inconsciente de sa sauvagerie). Quand Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier affirment que le film « atteint par moment une sorte de fièvre symbolique antireligieuse », ils ne se trompent guère s’ils visent spécifiquement Achab, mais feraient fausse route quant à l’intention hustonienne de départ : montrer que, tel le Jonas de la prédication, l’on ne peut impunément défier Dieu : « Achab ne niait pas Dieu, mais le considérait comme un assassin : une pensée parfaitement blasphématoire », déclarait le réalisateur. Ce marin mutilé, tel un enfant capricieux ne souffrant pas qu’on lui résiste, projette sur cette baleine, venue du fond des âges et des océans, allégorie du Tout-Puissant, une haine d’autant plus incompréhensible qu’elle se heurte aux murs infranchissables de l’incommunicabilité de nos conditions animales. Quant à Grégory Peck (1916-2003), il est tout simplement excellent sous les traits durs de ce marin obstiné jusqu’à l’aveuglement, qu’anime une folie fiévreuse capable de transporter ses hommes d’équipage au-delà des limites du courage, jusqu’à l’inconsciente témérité, jusqu’à l’inconséquente abnégation – même le mesuré Starbuck se laissera gagner par le fanatisme morbide et immodéré de son maître. Par-là, il prouve qu’il fut un grand acteur (et, comme tel, dirigé par les plus grands : Hitchcock (La Maison du Dr Edwarde, 1945 et Le Procès Paradine, 1947), Henry King (La Cible humaine, 1950), Raoul Walsh (Capitaine sans peur, 1951), William Wyler (Les Grands espaces, 1958), etc.). Acteur capable, par surcroît, de jouer dans tous les genres, la comédie (Vacances romaines, 1953), l’espionnage (L’Homme le plus dangereux du monde, 1969), le film d’épouvante (La Malédiction, 1976), le thriller historique (Ces garçons qui venaient du Brésil, 1978). Moby Dick reste une pure réussite jamais égalée à ce jour, davantage parabole philosophique que réel film d’aventures.