Face à l’inflation visuelle envahissant l’univers musical, un subtil essai de Matthieu Guillot, docteur habilité en musicologie et musicien, nous rappelle l’étrange pouvoir des sons.
Fruit d’une réflexion de plus d’une dizaine d’années, l’ouvrage de Matthieu Guillot séduit par la clarté de son propos et l’étendue de son érudition, étayé par de précieuses et abondantes références. En notre civilisation de technologie et d’image où nous ne faisons plus que « regarder » la musique, il apporte un éclairage original sur cette insidieuse permutation et sur la nature profonde de l’audition musicale. « Écouter consiste à percevoir l’invisible. Mais que le visible s’y adosse ou s’y incruste, et c’est tout un pan du processus auditif qui se trouve déstabilisé, fragilisé. »
Stravinsky versus Varèse
« La confrontation centrale des points de vue de compositeurs (Varèse, Stravinsky), comme de philosophes mélomanes (Ernst Bloch, Vladimir Jankélévitch), permet d’éclairer davantage notre recherche. » Est ainsi étudiée la double réception sensorielle audition/vision et la relation de concurrence ou de complémentarité qu’elle induit. Pour Varèse, défenseur d’une musique « qui s’écoute et ne se voit pas », il convient de redonner toute sa capacité musicale à l’oreille et de la libérer d’inutiles liens et entraves optiques. « La musique passe par les oreilles et non par les yeux » rappelle aussi Iannis Xenakis. Dans cet ordre d’idée, « Miles Davis jouait la tête baissée, le regard caché par de grandes lunettes noires, brisant toute relation avec le public présent. » Et les groupes pop de Shoegaze, fixant leurs pieds pour mieux se concentrer sur le son, rompaient intentionnellement toute communication avec la salle. Faudrait-il dès lors adopter l’attitude de Baudelaire écoutant l’ouverture de Lohengrin « les yeux fermés » ? Pascal Quignard résume à sa manière : « Le sonore est le pays qui ne se contemple pas. »
Pour Stravinsky au contraire, imprégné par le langage sensoriel de la danse, l’appréhension de la musique au concert ne se conçoit pas sans le secours du regard, qui aide à sa compréhension. Il demande à l’auditeur « de participer à l’acte auditif par un acte visuel volontaire qui le complète, la seule oreille étant jugée passive par nature. » Françoise Escal considère par ailleurs : « À voir la musique, on apprend à l’entendre. »
Toutefois, le conflit entre le voir et l’entendre ne se réduit pas à une « bipolarité tranchée ». L’ingérence de la vue dans les affaires propres à l’oreille relève-t-elle de l’interdépendance ou de la complémentarité ? Nos perceptions étant simultanées, elles interfèrent entre elles et se (con)fondent dans une impression globale multisensorielle. Concerts immersifs, vidéoclips, candlelight et autres pyroconcerts attestent de la suprématie actuelle des charmes nocifs de la splendeur optique. Le pianiste François-René Duchâble (dont un entretien figure en annexe) succombe à ces sirènes et emploie des dispositifs multimédias destinés à rendre visible « l’élargissement sensoriel » provoqué par des ajouts extramusicaux. Mais à l’heure du voyeurisme triomphant, force est de constater que « plus la fabrique des images sature la vision, plus s’amoindrit et s’appauvrit l’information auditive. »
Voir ou ne pas voir ?
Doit-on pour autant « démêler ces liens sensoriels serrés » ? Ne témoignent-ils pas d’une inévitable évolution des pratiques culturelles ? « Il faut isoler l’oreille de l’œil, affirme Matthieu Guillot, car la musique ne souffre pas la vision. Elle fait même obstruction à son écoute. » A-t-on vraiment besoin de voir pour comprendre d’autant que « toute diffusion musicale, qu’elle soit radiophonique ou discographique, entraîne de fait une écoute aveugle » ?
En conséquence, le véritable auditeur « n’est pas, ne doit pas être un observateur, ni un voyeur mais bien plus, finalement un voyant. Ceci au sens de sur-entendant, qui écoute et comprend l’œuvre, au-dessus et au-delà de sa vision. » C’est pourquoi il préconise « un repli sur l’intériorité par une concentration sur l’écoute » qui débouche sur une expérience spirituelle. « La musique, par essence absence d’images, les suscite et les met en mouvement dans notre écoute la plus intérieure. » Le compositeur Lionel Marchetti estime pareillement que « l’aveuglement intentionnel s’ouvre à des visions et auditions nouvelles ». Il importe donc de réarmer l’oreille et de réapprendre à écouter.
S’il admet que « le sujet que nous avons discuté semble devoir rester éternellement ouvert », Matthieu Guillot plaide efficacement pour une « réhabilitation méthodique de l’oreille contre le règne consacré du regard. » Consolidant la thèse de la suprématie auditive qu’il dénomme intériorité, l’auteur insuffle à sa conclusion une notion de sacralité qui est loin de nous déplaire : « Faire don de ses yeux à la musique n’est pas un sacrifice mais une offrande. »
Matthieu Guillot, Conflits de l’oreille et de l’œil dans l’œuvre musicale, L’écoute intériorisée, Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, 154 p.